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Rss Souvenir de guerre d'un enfant de 8 ans
J'ai repris une fois de plus le chemin du Bois de la Commune, tout en haut du village de Flawinne, au-delà des Gomognes et du Grestia...

Les choses y changent peu.

Et cette fois, plus encore que d'habitude, les souvenirs refluent, tenaces, précis, vivants...

Le bois se peuplait de soldats en kaki. Des tranchées balafraient les sous-bois. Le canon tonnait. Les stukas mitraillaient et bombardaient. L'exode nous entraînait et nous ramenait. Le bois était jonché d'équipements militaires hétéroclites. Des tombes bosselaient les bas-côtés du chemin...

La guerre était passée - telle une bourrasque - ; elle avait marqué mon bois à jamais.



Septembre 1938

J'ai pris ce matin, le chemin de l'école communale, avec un cœur "gros comme ça". C'est que, l'on était bien à l'école gardienne, avec Madame Fournaux et Madame Warègne.
Finie la culotte en tricot si pratique. Finis les piquetages (découpes de motifs en papier avec une grosse aiguille). Finis les rudiments d'écriture et de calcul avec la touche et l'ardoise...
Nous voilà donc, tout juste assez fier pour ne pas pleurer.
Heureusement, on se fait vite au changement, d'autant qu'il y a la récréation et les longs trajets aller et retour vers la maison, soit par le chemin du "Bâti", soit par les Tiennes "Puille" et "Fondaire". C'est du chemin du Bâti, qu'on voit le mieux la toute nouvelle caserne de Flawinne. On y travaille d'ailleurs encore...


La caserne de Flawinne



L'autre jour, les soldats s'affairaient à faire monter un ballon captif dans la prairie qui sépare l'école de la caserne. Cela semblait fort compliqué. Certains retenaient le ballon par des filins et d'autres donnaient des ordres pour le laisser partir...
Je n'ai pas la moindre idée de ce à quoi ce ballon pouvait servir.
C'est vers cette époque, que nous avons fait la connaissance du Lieutenant Tislair. Sanglé dans son uniforme ajusté, sévère, moustachu, il m'impressionne beaucoup. Il travaille au fort de Suarlée, mais il ne parle guère de ce qu'il y fait.

Septembre 1939

Nous voici de retour, mes parents et moi, d'un beau voyage à Lourdes. C'était, à l'époque, la destination préférée des cheminots qui disposaient de tickets de service.
La joie des retrouvailles avec mon frère et mes grands-parents est à peine tempérée par le souvenir de tous ces militaires français que nous avons vu embarquer dans des trains spéciaux, tout au long du chemin du retour. Les grands parlent entre eux de la mobilisation.
Quelques jours après, le garde-champêtre nous remet un billet de réquisition, nous enjoignant de loger des soldats rappelés.
C'est le grand branle-bas de combat.
Il s'agit de vider rapidement une des pièces de la maison : la grande salle à manger avec la véranda.
Ce soir, déjà, ils vont loger chez nous.

Une dizaine de soldats sentant le kaki, nous arrivent dans la soirée, avec leur barda, leur fusil et leur sac à paille.
Parmi eux, un clairon toujours premier levé et premier parti, et d'autres fort gentils, d'où une figure et un nom émergent, ceux de Marcel Dives.
Cette intrusion va modifier considérablement le train-train quotidien. On peut même dire qu'à partir de ce moment-là, rien ne sera plus comme avant, car des militaires et de toutes les nationalités, on ne va pas cesser d'en voir jusqu'en 1945.
Des soldats chez nous, c'est la grille du jardinet devant la maison ouverte en permanence. C'est la liberté offerte aux enfants curieux que nous sommes. Quel spectacle en effet, que de voir, en ce coin perdu de Flawinne, les allées et venues de tous ces mobilisés. Et puis, les soldats et les enfants ne sont-ils pas faits pour s'entendre ?
On les accompagne donc vers l'endroit de rassemblement (le PC comme ils disent) ou dans les bois communaux ou ils vont faire l'exercice. C'est là qu'ils s'entraînaient à creuser des tranchées ou à dissimuler des canons et des caissons dans la verdure. Parlons-en de ces canons !
Quatre chevaux impétueux, attelés deux à deux emmènent chaque pièce à toute vitesse dans les chemins forestiers.
Ce qui n'est pas sans danger pour les enfants, lesquels se font proprement "engueuler" par les chefs de pièce et sont sommés de déguerpir. Les soldats cuistots sont beaucoup plus gentils. Ils n'hésitent pas à partager leur tambouille quand on les rencontre en leur cuisine de campagne installée chez les Dupuis. Dommage que la soupe contienne des asticots ! (j'ai appris qu'ils utilisaient l'eau de pluie des citernes de chez Dupuis!) La soupe des soldats, devient du coup un cadeau bien encombrant, dont on se débarrasse bien vite un peu plus loin dans le fossé.

Leur jeu favori, faire semblant de crever les pneus de nos vélos avec leur couteau. Mon frère, qui y croit vraiment, s'échappe au plus vite qu'il peut...
Mais un soir, en rentrant de l'école, j'apprends qu'ils sont partis; sans doute les choses s'arrangent-elles ?
Car, dans l'entre-temps, le 23 septembre exactement, tous les gosses du village sont rentrés à l'école.
(A Flawinne, on rentrait traditionnellement, le mercredi suivant la Kermesse de la Saint-Lambert.)
Grosse effervescence sur la cour de récréation : notre instituteur titulaire, Monsieur Vandy est mobilisé lui aussi. Une jeune institutrice souriante, Madame Vandermeuse, va désormais s’occuper de nous.

Vendredi 10 mai 1940

Tôt matin, notre voisine Angèle frappe à la porte.
"La guerre est déclarée, on l'a dit au poste !"
Vite, on branche l'INR. L'annonceur parle d'une voix grave :

"Ce matin à l'aube, l'ennemi a franchi nos frontières. Ses avions ont bombardé nos aérodromes. Des bombes sont tombées en beaucoup d'endroits. Nous tenons fermement nos positions".

Tout cela, ponctué de divers messages pour les rappelés ou d'incitations au calme pour la population. Beaucoup de marches militaires et de musique "sérieuse" aussi...
A Radio-Châtelineau, c'est la même chose. En un instant, tout l'édifice de nos habitudes bascule dans l'incertain. Tout le monde est consterné. Qu'allons-nous devenir ? Une seule chose est sûre ce matin, nous n'allons pas à l'école ! Mais ce jour de congé imprévu n'a pas la saveur des jours heureux.
Du reste de la journée et du samedi 11 mai, je n'ai que des souvenirs confus faits surtout de nouvelles alarmantes et d'angoissantes questions.

Dimanche 12 mai

Une nouvelle terrible nous parvient en fin d'après-midi : des dizaines de soldats belges ont été tués par des bombes allemandes dans les vergers de Temploux.


Le monument en hommage des morts de Temploux



Je crois bien avoir vu ce jour-là les premiers "Sénégalais", ces soldats français de couleur, appartenant aux renforts que la nation amie nous envoie rapidement.
Il est heureux qu'ils soient nos amis, car ils sont plutôt inquiétants, tout noirs, avec leurs grands yeux mobiles et leur curieux calot rouge. D'autant, qu'on leur prête les plus sombres desseins. Ils s'expriment d'ailleurs de manière éloquente par le geste et l'expression "couper cabèche!" (on va leur couper la tête)!

Lundi 13 mai

Comme tous les cheminots âgés, mon grand-père a reçu l'ordre d'évacuer vers la France. On parle de plus en plus de faire la même chose. Des directives en ce sens nous sont parvenues depuis l'Administration Communale. Elles recommandent, en particulier, de bien fermer sa maison, d'emmener des provisions et de munir chaque enfant d'une sorte de scapulaire contenant toutes les indications d'identité.

Mardi 14 mai

En fin de matinée, nous disons adieu en larmes à notre père.
Il a reçu, lui aussi, l'ordre d'évacuer vers la France et s'en va tristement...
Mais, oh surprise, il réapparaît dans l'après-midi et nous invite à faire très rapidement nos bagages, car les deux derniers trains à quitter Ronet (la grande gare de formation de Namur) vont partir vers 6 heures du soir. Il faut donc se décider. Les valises sont bouclées en un tournemain.
Ma mère m'enfile trois costumes l'un sur l'autre; celui du dessus est un costume marin avec pantalon long.
Mon frère et moi, ressemblons à des momies!
Inutile de fermer la maison, des soldats déjà l'occupent!
Vers 4 heures, sous un soleil de plomb, nous nous mettons en route. Nous sommes à peine sortis que commence la ronde infernale des Stukas. Ils se déchaînent sur la colline de la Vecquée, à l'autre côté de la Sambre. Ils visent le Fort de Malonne! On a beau être à environ 2 Km à vol d'oiseau, le spectacle nous effraie, autant par le bruit strident des avions en piqué que par l'éclatement des bombes.
Nous nous collons tous (mes parents, ma grand-mère, mon frère et moi )tout contre le pignon de chez Marie "Gawe".
C'est plein d'orties, mais nous n'en sentons pas la piqûre, tant est grande notre frayeur et isolante notre triple couche de vêtements. Le bombardement cesse après quelques minutes. Nous dévalons les tiennes(*) Pondaire et Puille, aussi vite que le permet notre imposant chargement, fait de valises sacs à provisions, sacoches diverses... car il faut emporter tout ce que l'on a de plus précieux, y compris les photos de familles. On ne part pas sans son passé!

(*)Tienne : route en forte pente.

Des soldats français nous croisent en chemin, affairés, apeurés, dégoulinant de transpiration...
Que cela semble long! D'autant qu'au poids des bagages s'ajoutent la tristesse de quitter notre maison, l'appréhension du voyage, l'incertitude du lendemain...
Par la route pavée (la rue Emile Vandervelde), la rue de l'Eglise et le "Trieu Josse", nous atteignons Ronet vers 5 hr.
Les longs quais tout au fond de la gare, sont pleins de monde.
Mais, sommes-nous bien sur le bon quai ? Mon père court aux nouvelles. Ce n'est pas le bon quai;il faut changer, car l'autre train part en premier lieu.
Pendant le transfert des bagages, on nous rafle une de nos valises (la valise aux photos!) Cela commence bien !
Et dire que nous sommes entre Flawinnois souffrant des mêmes incertitudes et de la même peur!
Tant pis, embarquons donc dans la cohue sur le train qui vient enfin d'arriver à quai.
A 7 heures du soir, le train démarre vers Charleroi.

(A ce moment, mais nous ne le saurons que beaucoup plus tard, la bataille de Gembloux débute et celle de la Haute Meuse est déjà perdue. L'ennemi nous a déjà débordé au Nord comme au Sud).

Un long voyage commence. Pensez donc : toute une nuit pour parcourir les 35 Km qui séparent Ronet de Charleroi. Voyage par ailleurs ponctué d'arrêts divers, d'abord à Floreffe (Al'Latche) jusqu'à la nuit noire, puis à Auvelais et Tamines, sans raison apparente. Enfin, vers 5 heures du matin, à Châtelineau, station qui vient d'ailleurs d'être bombardée.

Mercredi 15 mai

Un soleil éclatant nous accueille à Charleroi-Sud.
Le train ne va pas plus loin. Pour nous, l'exode se termine ici, ou plus exactement, à Lodelinsart chez une cousine de ma grand-mère.
Une fois la famille casée et en sécurité, mon père se rend à la gare de Charleroi pour y chercher des ordres. Mais il revient rapidement bredouille car plus aucun train ne s'en va vers la France et il règne, semble-t-il une pagaille certaine.

Jeudi 16 mai

Pour survivre, il faut manger.
Fort de cette vérité, mon père entreprend de rechercher du travail. La boulangerie St Antoine, chaussée de Jumet, manque justement de personnel; mon père va prendre le relais.
C'est ainsi que mon frère et moi allons faire connaissance avec le petit monde clos et odorant que constitue la boulangerie, apprenant à connaître la réserve de farine, le pétrin, les claies pour les pâtons, le four brûlant, la salle de ressuage...
Voilà notre pain quotidien assuré pour un petit temps.
Quinze jours vont ainsi passer à Lodelinsart ou les seuls événements saillants (ceux tout au moins qui sont restés ancrés dans ma mémoire d'enfant de 8 ans) sont les lueurs des bombardements (aérodrome de Gosselies ?)la nuit de notre arrivée, la destruction du pont de Sambre qui nous coupe définitivement de la France et l'arrivée des troupes allemandes à Charleroi.
Cela doit s'être passé 2 ou 3 jours après notre arrivée.
La nouvelle a couru comme l'éclair : les Allemands arrivent.
Une foule nombreuse et silencieuse s'aligne des deux côtés de la chaussée de Jumet.
Et les voilà nos ennemis:motos side-car, petits véhicules blindés couverts de peinture bariolée, officiers impeccablement sanglés dans leur uniforme, fiers, impressionnants, souriants, presque rassurants... D'autant qu'ils ponctuent leur passage de grands lancers de caramels à destination des enfants.
Ils ne sont peut-être pas aussi méchants que l'on dit !

Quelques jours après

Ainsi donc, on va pouvoir rentrer chez soi.
Mais il semble que les choses ne sont pas aussi simples; notre maison est-elle toujours debout? Les routes sont-elles praticables? Ne vaut-il pas mieux attendre encore un peu?
Mais rien n'arrête ma grand-mère. Cette maison qu'elle a payé sous par sous au prix d'un labeur incessant et à force d'économies, elle veut la revoir au plus vite.
Elle se met donc en route un samedi matin, (sans doute le 18 mai).
Ma mère l'a emmenée sur son porte-bagages jusqu'à Ransart.
C'est là que les Allemands vont réquisitionner son vélo.
A charge pour elle, d'en trouver un autre. Ce qui est vite fait !

Ma grand-mère nous racontera plus tard les péripéties du retour: passage de l'Orneau à Mazy (ou était-ce Onoz ?) avec l'aide des Allemands - car les Français ont fait sauter tous les ponts - logement la nuit à Spy dans une maison vidée de ses habitants, bonheur de retrouver la maison intacte le dimanche matin mais stupeur et fureur de la voir vidée de son contenu, récupération rapide et sans discussion de matelas, couvertures et autre matériel divers, "empruntés" par des voisins peu scrupuleux, ébahissement de voir des bulbes de tulipes épluchés comme s'il s'agissait de vulgaires oignons...

La semaine suivante, c'est notre tour.
"Deux vélos équipés de porte-bagages pour enfants nous servent de monture.
Rencontre à Ransart, celle de notre voisine, la vieille Marie "Gawe";elle a près de 75 ans et a perdu son mari lors de l'exode.
Sur nos instances, un motocycliste allemand accepte de ramener la brave vieille vers Namur dans son side-car.
Mon père peu enthousiaste est sommé de grimper en tape-cul pour servir de guide. Cela va durer trois bons quarts d'heure, le temps de l'aller-retour jusqu'à Spy-Saussin où il y a un arrêt du tram vicinal.
A peine rentré à la maison, je m'échappe pour reconnaître les alentours marqués par les stigmates de la guerre.
Dans la prairie de Vanderzande, une dizaine de vaches gonflées comme des outres et pattes en l'air, commencent a empester.
Pourquoi diable les a-t-on abattues ?
Quant au Bois de la Commune, il évoque, aux blessés près, un véritable champ de bataille. Les clairières et taillis sont parsemés de caisses éventrées, de pièces d'équipements, de boites de conserves... Les calots rouges très caractéristiques, portés par les "Sénégalais" fleurissent un peu partout.


Des tranchées de la 5° D.I.N.A. dans le bois de la commune à Flawinne



Que de choses à récupérer... que je laisse cependant sur place, par crainte, ou désarroi, ou parce que toutes ces choses évoquent trop la guerre.
Combien de fois ai-je regretté cette "innocence" par après!
Au bord du chemin, vers l'a Flache, deux tombes ont été creusées et remblayées, deux crois de bois avec plaquette d'identification, deux corps enfouis, ceux d'un soldat français et d'un soldat allemand, m'a-t-on dit, qui seront transportés au cimetière de Flawinne par après. Ces deux corps enfouis m'impressionnent beaucoup et je m'empresse de passer en courant ou de faire un détour par un sentier latéral.
Aux confins du bois vers Suarlée, gît une carcasse de camion incendié... Les gosses du coin vont désormais désigner l'endroit par l'appellation "A l'auto brûlée", appellation qui a survécu jusqu'à aujourd'hui.
Au bas du Tienne Fondaire, sous le noyer d'Eva Mascune, un énorme canon tracté pointe sa gueule menaçante vers la vallée de la Sambre. Les Français l'ont abandonné là dans leur fuite éperdue... Il va nous servir de trophée et d'engin d'escalade pendant plus d'un mois encore.
Autant de traces d'une guerre qui semble désormais finie.
Cependant, la paix retrouvée a des relents de tristesse; beaucoup de maisons sont encore vides de leurs habitants, nos soldats sont au loin, mon grand-père erre quelque part...
Les vacances, cette année là, vont durer jusqu'à la mi-septembre, presqu’autant qu’en 1944!
Nous nous installons dans l’attente…

(Source: article de André GANY dans le bulletin du CLHAM, Tome IV, fascicule 5)
 
 
Note: 5
(1 note)
Ecrit par: prosper, Le: 13/05/12


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