Marcel RORIVE, sa campagne des 18 jours et sa captivité



Le 16 octobre 1939, âgé de 19 ans, je suis incorporé pour effectuer mon service militaire. C’était déjà la guerre entre les Français et les Anglais contre l’Allemagne depuis le début septembre, vu que les Allemands avaient déclaré la guerre à la Pologne.
C’était la " Drôle de guerre ". Mais au lieu d’être caserné à la caserne Fonck à Liège, Boulevard de la Constitution, mon régiment, le 3ème d’Artillerie, a été envoyé à Malines, à la caserne Dossin, chaussée de Lierre. Me voilà soldat sous le n° de matricule 153-24798. A Dossin, les wallons étaient logés à gauche, les flamands à droite.
Quelques jours avant mon incorporation, j’avais passé les examens médicaux militaires; comme je n’étais pas bon pour la cavalerie, on m’a mis comme pointeur à la lunette de visée et assis sur l'affût d’un canon. Je me souviens de ce premier hiver sous les armes : il faisait tellement froid qu’on dansait " les fives burguette ", (expression de l’époque) autrement dit, on grelottait de froid. Dans le courant du mois de mars 1940, notre régiment ainsi que beaucoup d’autres unités, sont venus à Liège faire un défilé sur le boulevard d’Avroy, en présence du général de Kraeck (de Krahé ???), commandant en chef des armées.
Ensuite, notre régiment est reparti vers le champ de tir de Beverlo où nous n’avons pas tiré car c’est là qu’on s’est aperçu que les obus coinçaient dans la culasse du canon, l’obus de 75 mm avec sa douille qui mesure environ 45 cm de long et, au pied de l’obus, il y a une bague en cuivre rouge qui était trop épaisse, cette bague sert à donner une rotation à l’obus, nécessaire pour la direction. Nous pensions que les obus qu’on nous avait donnés dataient de la guerre de 1914-1918 ! Au final, nous avons tracté ces canons à travers toute la Belgique et, comme nous ne nous en sommes jamais servis, nous n’avons jamais su s’ils fonctionnaient !




Canon de 75 mm mdl 1897




Vers avril 1940, les batteries du régiment reviennent vers Liège pour assurer la protection de la ceinture des forts de Liège. Et voilà notre batterie de 4 canons assignée à Fayembois; nous on est logé dans l’école de Fayembois: ça sent la guerre ! Nos canons sont placés près de l’école, dans un pré derrière une haie et soigneusement camouflés
De cet endroit, je voyais la ligne de chemin de fer reliant Liège à l’Allemagne et j’ai vu encore, quelques jours avant le 10 mai passer des trains chargés de mitraille (vieux fers, cuivre, zinc…) qui allaient encore quelques jours avant les hostilités livrer aux allemands de quoi fabriquer les armes pour nous attaquer. Pendant le cantonnement à Fayembois, en fin de journée je descendais à Bois-de-Breux car j’avais décidé de me faire baptiser et j’avais rencontré là une gentille dame un peu plus âgée que ma mère qui me considérait comme son fils et qui, dans un premier temps fut ma marraine de baptême quand j’ai été baptisé à Beyne-Heusay et qui fut, quasi naturellement pendant ma captivité ma " marraine de guerre ".
Elle tenait, à Bois-de-Breux un magasin de quincaillerie et son mari avait une entreprise de chauffage central.
Bien plus tard, au lendemain de la guerre, c’est dans le bureau de son mari que j’ai sollicité un emploi à la gendarmerie pour me remettre sur les rails.
Nous voici le 10 mai 1940 : vers 5 heures du matin, le maréchal des logis de service nous réveille : c’est la guerre ! On nous ordonne -mais de qui viennent les ordres, de descendre sur Liège. Le temps de nous préparer au départ il était 8 heures du matin ; c’est à ce moment là, que j’ai vu mon père arriver à Fayembois : il venait me dire au revoir ; je ne devais plus le revoir qu’en 1945 !
Quand les chevaux pour tirer les caissons (4 chevaux par canon) sont arrivés, nous avons quitté nos emplacements de tir et avons pris la direction de Robermont. Nous avons traversé le pont des Arches, toujours intact mais on entendait tonner le canon. Nous avons donc traversé la Meuse et pris la direction de la Hesbaye. C’est en arrivant au dessus de la côte d’Ans que nous avons subi notre premier bombardement, si je me souviens bien, c’était dans le début de l’après-midi du 10 mai. Les Stukas ont attaqué la colonne: tout en lâchant leurs bombes, ils mitraillaient en rafales et les ressorts en acier composant les bandes de mitrailleuse tombaient et rebondissaient sur les pavés de la route. Je ne me souviens plus s’il y a eu des blessés parmi la batterie; il faut dire qu’on avait une sacrée trouille et, pour cette fois pour ma part, je dois mon salut qu’à la chance, car, pour me mettre à l’abri, je n’avais rien trouvé de mieux que de m’accrocher à l’essieu du caisson plein d’obus (faut le faire et j’en ris encore aujourd’hui !).
Il y avait des dégâts aux maisons de chaque côté de la rue. Je me souviens particulièrement d’un trottoir en terre noire sur lequel était tombée une bombe qui n’avait pas explosé: j’ai été voir ce trou qui faisait au moins 30cm de diamètre. Ce qui m’a frappé aussi lors de ce premier bombardement c’est que les chevaux, malgré le vacarme sont restés placides dans leurs attelages alors qu’autour d’eux c’était la pagaille complète. Outre les troupes qui se retiraient, on voyait des civils qui commençaient à évacuer de toutes les manières possibles. Notre colonne a ensuite repris sa marche à travers la Hesbaye, en direction de Tongres. Je me souviens (sans pouvoir le situer) que nous sommes passés à côté d’un château, sur notre droite, château auquel on accédait, à partir de la grand-route par une allée bordée d’arbres. Les avions bombardaient indifféremment les civils autant que les militaires le long de cette immense colonne en fuite, composée d’ailleurs de plus en plus de civils mélangés aux soldats, et aux véhicules militaires.
Depuis notre départ de Fayembois, nous n’avions strictement rien mangé que nos quelques rations de combat, vite épuisées.
Par après, selon mes souvenirs, notre batterie est redescendue vers la Meuse et Huy: à nouveau un ordre avait été donné mais nous n’avons jamais compris pourquoi ce changement radical de direction. A partir de Huy, nous avons longé la Meuse sur la route de la rive gauche en direction de Namur. Nous n’avions plus vraiment la notion du temps.
En arrivant à l’entrée de Namur, vers le 12 mai, nous subissons un nouveau bombardement: ce coup là, je ne sais pas comment j’ai fait mais je me suis retrouvé derrière une palissade en billes de chemin de fer à côté des voies.
Depuis le 10 mai, nous dormions là où on se trouvait. La nuit du 13 au 14 mai, nous avons chargé les canons et les caissons sur un train qui attendait sur une voie de garage (je ne me souviens plus de l’endroit) dans une gare de formation que je ne peux situer. Mais je me souviens de la rampe de chargement à hauteur du dernier wagon du train. Il fallait donc faire monter tout le charroi sur cette rampe puis faire rouler le matériel vers la tête du train, de wagon en wagon, un travail rendu incroyablement difficile car c’était des wagons plats destinés à transporter des rails de chemins de fer et sur les planchers de ces wagons il y avait en travers des billes de chemin de fer boulonnées sur les planchers. Nous étions épuisés quand, enfin, les chevaux ont été montés dans leurs wagons. Les officiers étaient placés dans le premier wagon derrière la locomotive et les soldats dans des vieux wagons en bois avec une allée sur le côté et deux portes, une à chaque bout. Le train s’est mis à rouler mais peu de temps après, nous avons subi un nouveau bombardement; le train s’est arrêté; si je me souviens bien il faisait déjà jour. Sur le côté de la voie, il y avait justement un petit bois sur la gauche mais par contre les portes de sortie du wagon où nous étions étaient situées du côté droit. Je ne sais comment j’ai fait mon compte mais la trouille était telle que je me suis retrouvé au pied d’un gros arbre. Là aussi, des bombes tombaient dans l’humus et n’explosaient pas. Cependant une bombe a touché le wagon des officiers où il y a eu des blessés. Le bombardement terminé, j’ai reçu l’ordre de l’adjudant Foubert de remonter dans le wagon des officiers et de convoyer les blessés qui s’y trouvaient à une bonne dizaine de kilomètres, soit jusqu’à Braîne-le-Comte.
A l’école normale de Braîne-le Comte, transformée en hôpital de campagne j’ai prévenu les infirmiers qu’il fallait prendre en charge les blessés dans le train qui se trouvait en gare. Ma mission accomplie je me suis retrouvé seul et je me suis mis à marcher vers le Nord car c’est dans cette direction que tout le monde marchait, civils et militaires. En fait, je cherchais à rejoindre mon unité ce que je n’ai jamais réussi à faire. J’avais toujours ma carabine avec moi et je me souviens que j’avais tellement faim que j’ai tiré sur un lapin mais que je l’ai raté: normal avec des balles de guerre!
Sur ma route, je rencontrais pas mal de soldats qui comme moi, cherchaient leurs unités: c’était une grosse pagaille. Je me souviens avoir reçu d’un sergent qui en avait marre un GP 9mm, pistolet que j’ai jeté par après dans un étang du côté de Maria-Aalter; puis j’ai jeté ma carabine et mes cartouches sur un tas au bord de la route: nous étions le 28 mai et je venais d’apprendre la capitulation, je ne sais plus par qui ni comment mais c’est probablement quand j’ai vu les premiers soldats allemands que j’ai compris que c’était la défaite.
J’ai tenu le coup tous ces jours sans jamais manger quoi que ce soit: jamais je n’ai poussé une porte de maison pour voir s’il y aurait quelque chose à manger ou à boire; je ne parlais pas le flamand et, quand les habitants m’ont proposé une " boterham ": j’ai toujours refusé car je ne comprenais pas que c’était une tartine que l’on voulait m’offrir!
Le flot des soldats en déroute s’est retrouvé parqué dans des prairies: là il n’y avait plus que des soldats belges tous mélangés entre flamands et wallons, tous gradés ou non.
En ce mois de mai 40, il faisait un temps magnifique: heureusement car nous dormions à la bette étoile. On a reçu des allemands du pain pour calmer notre faim.



Canon de 75 MM GP III




Le 29 ou le 30 mai, en colonnes par trois, les allemands nous ont fait marcher pour traverser la Belgique en direction du Limbourg; on a traversé la Campine en de longues colonnes interminables, puis la botte de la Hollande. Entrés en Allemagne, nous sommes arrivés à Geilenkirchen.
Les allemands nous promettaient la " démob. " avec un cachet spécial sur le livret militaire, cachet que je n’ai jamais vu ni eu. Dans la cour de l’usine où nous nous trouvions parqués à Geilenkirchen, un jeune soldat allemand m’a donné un pain gris en forme de brique; la date de fabrication de ce pain était incrustée dans le dessous du pain: 1936: date de sa fabrication ! J’ai eu cette pensée: s’ils ont fabriqué ces pains de soldats en 1936, c’est que la guerre était déjà dans les projets de l’Allemagne. Ce pain était d’ailleurs moisi et je l’ai partagé en une dizaine de parts pour mes camarades prisonniers. Pour les soldats allemands, les prisonniers ne vont jamais assez vite : nous étions donc sans cesse harcelés par des "los, los, schnell !"
Début juin, nous avons été embarqués dans des wagons à bestiaux: prévus pour 6 chevaux, nous y étions entassés par paquet de quarante hommes par wagon. J’avais toujours ma capote de cavalier de l’artillerie(en effet, les artilleurs avaient une capote de cavalerie): cette capote de couleur kaki est très longue avec deux grands pans derrière; ces deux grands pans servaient à protéger la croupe des chevaux en cas de pluie.
Nous avons roulé pendant 3 jours et trois nuits à travers toute l’Allemagne.
Nous sommes arrivés à Bremervörde, fin de parcours. Ensuite, nous avons été mis en colonne de trois, et nous avons marché plus ou moins dix kilomètres jusqu’au camp de concentration de Sandbostel: ce camp est devenu le stalag 10 B le 10 étant inscrit en chiffres romains: X B.
Dans ce camp, je ne me souviens plus de la date, j’ai vu tuer sous mes yeux un soldat par une sentinelle; ce pauvre soldat avait puisé une tasse d’eau chaude dans une des grosses cuves à l’extérieur de la cuisine: souvenir particulièrement atroce. Nous étions des milliers, de toutes nationalités logés dans de grandes tentes et nous dormions sur des paillasses en copeaux de bois avec des couvertures. Vers le début juillet, très vite, la nourriture s’est faite rare: chaque jour un peu moins. Par jour: un peu de semblant de soupe et 1/5 d’une brique de pain de trente centimètres par personne. J’avais conservé dans ma botte mon certificat d’apprentissage car, avant mon entrée en service, au mois de mars 1939, j’avais passé mon examen de tôlier-carrossier au Val-Saint-Lambert. En ce temps là, il y avait très peu d’apprentis et on recevait une prime suivant les points obtenus aux examens; j’avais donc reçu 250 frs si ma mémoire ne fait pas défaut, quelques jours avant mon incorporation.
Comme j’avais, en plus, appris le métier d’ajusteur-outilleur à l’école technique, rue Collard Trouillet à Seraing (à l’exception du travail au tour), je n’avais eu aucune difficulté pour suivre les cours théoriques de carrosserie. Je ne me rappelle pas la date précise, mais en juillet 1940, les allemands cherchaient des ouvriers pour tous les métiers.
Pour ne pas croupir et avoir faim dans le Stalag X B, le matricule 1397, c’était moi, me suis présenté avec des français qui étaient avec moi dans le camp et me suis rendu avec eux en
"ARBEITS KDO "(Commando) pour me présenter pour travailler. Moi, le petit belge, je me suis trouvé avec 24 français dont j’étais le plus jeune. Grâce à mon certificat, j’ai été choisi et cela a déterminé la suite de mes cinq années de captivité. On nous a alors expédiés à Hambourg chez ADLERWERKE, Heidelbergstrasse, grand garage, filiale pour la ville de Hambourg de la firme ADLER. Cette grosse société allemande fabriquait des autos, des motos et même des machines à écrire. Tous les jours après le travail, on revenait à Weddel dans un dortoir. Pendant deux semaines il a fallu aménager chez Adler de quoi loger ces vingt-cinq hommes, deux chambrées de dix hommes à l’étage et cinq dans une chambre mansardée.
Je dois dire que nous étions bien nourris, exactement comme les ouvriers allemands, le linge et la tenue de travail changés et lessivés toutes les semaines, douche disponible si nous en avions envie. Pour dormir c’était des "bat- flanc" (lits superposés, cinq en bas et cinq au dessus: dix par chambrée) avec une paillasse en copeaux de bois et des couvertures.
Au final, pendant 5 ans, c’est à Hambourg que j’ai habité et travaillé et, étant à Hambourg, j’ai subi tous les bombardements nocturnes des anglais puis des américains pendant la journée.
J’ai un souvenir précis de l’opération "Gomorhrre": c’était du 25 juillet au 3 août 1943: il y a eu plus de quarante mille morts; nous sommes restés un mois sans voir le soleil tellement toute la ville brûlait. C’est à ce moment là que les Hambourgeois ont voulu se révolter: Hambourg est en effet une ancienne ville hanséatique et, à partir de 1943, s’y est développée une sorte de résistance au nazisme. Pour calmer les esprits, Hitler a donné l’ordre aux SS de laisser les magasins libres pour la population: notre KDO en a aussi dès lors profité. Moi personnellement, il y a eu un moment où j’avais une quinzaine de gamins allemands de 14-15 ans que je devais faire travailler sous la conduite d’un chef nazi appelé BARRA, je pouvais même taper dessus s’ils ne travaillaient pas bien. En tant que prisonnier de guerre, je ne me suis jamais permis de traiter ces gamins de la sorte. Il y a quelque chose que je n’ai jamais compris: moi, j’étais payé 1,40 mark de l’heure et mon contremaître, un certain Hoffmeister était lui payé 1,50mark de l’heure: à peine plus cher, sauf que moi, je ne percevais pas cet argent ou seulement une partie. Mon salaire servait à payer mon entretien: nourriture, logement,…. Quelques fois, j’ai pu renvoyer un mandat de 80 "Lager Geld Mark" à ma mère: il s’agissait d’une monnaie réservée aux prisonniers et qui donc ne pouvait être utilisée comme le mark officiel; cette monnaie avait cours dans les camps de prisonniers. Néanmoins, envoyés en Belgique, ces Lager Geld Mark pouvaient être changés en francs belges. Le surplus de mon salaire, c’étaient les SS qui l’encaissaient. Nous n’avions aucun contact avec les allemands à l’exception des quelques civils qui travaillaient à l’atelier et des soldats allemands blessés en convalescence qui travaillaient à l’atelier en attendant de retourner au front. En 1943, à un date que je ne peux plus préciser, j’ai été l’objet d’un bourrage de crâne de la part d’un nazi appelé Cox: il me cassait les pieds pour que je m’engage dans la division belge qui combattait en Russie. Pour ce faire, il me gâtait tantôt avec un fruit, tantôt avec une tartine ou un fromage. Pour finir, il a compris que c’était inutile; comme il avait été blessé, après sa convalescence, le feldwebel Cox est reparti au front.
J’ai travaillé avec un français appelé Dugaillez qui avait été tôlier chez Citroën. Ensemble, nous avons tôlé une caravane sur deux essieux; cette caravane était tractée par une chenillette, soit un half-track. Il n’y manquait rien: réservoir d’eau potable, eau chaude, douche, chambres pour les parents et pour les enfants: tout le confort possible pour l’époque, même frigo et gaz: ce n’est pas pour rien car j’ai appris plus tard qu’elle avait été commandée par un certain Joseph Goëbels!
Elle a été retrouvée dans le Schleswig-Holstein pas loin du Danemark. En fait notre homme voulait, à la fin de la guerre, mettre sa famille à l’abri loin des bombardements des villes. J’ai aussi installé des gazogènes de marque Imbert sur des véhicules: autobus, voitures, camions….Sur les autobus, il fallait les placer en porte-à-faux en découpant un emplacement à l’arrière du bus. Ce travail se faisait de nuit quand il y avait des alertes le jour et de jour quand il y avait des alertes la nuit.
A côté du garage il y avait un grand hall "entrée interdite" où des français et des allemands fabriquaient des éléments d’avions Messerschmidt ; c’était des éléments de carlingues, porteurs des ailes.
Tout cela était placé dans des caisses prévues pour le transport; par la suite j’ai appris que de nombreux ateliers fabriquaient des pièces qui étaient ensuite envoyées ailleurs pour être assemblées. C’est de cette façon que les allemands construisaient des avions mais je n’ai jamais su combien d’avions ont été ainsi fabriqués. J’ai appris à Hambourg l’existence d’avions-chasseurs "à réaction" et je peux affirmer aussi avoir vu voler ces premiers nouveaux avions dont les prototypes existaient, paraît-il depuis 1939.
Fin 1944, début 1945, Hambourg a subi des alertes et des bombardements pendant 187 jours et nuits. Les Français recevaient des colis "Pétain" qu’ils partageaient avec moi et aussi des colis canadiens: biscuits, cigarettes, chocolat, Nescafé solidifié. Je recevais rarement un colis de la Croix-Rouge de Belgique. Je dois dire que si j’ai travaillé, j’ai aussi fait du sabotage intelligent en rendant inutilisables des fers, des boulons et même des batteries. Je suis passé aussi à la réparation des radiateurs de véhicules militaires endommagés pendant les combats. J’ai appris aussi à fabriquer des outils à la forge avec un forgeron français de métier appelé Roger Paccaud. En 1945, deux ou trois mois avant la fin de la guerre, le chef Hofmeister, voyant que je ne travaillais plus selon les normes de l’atelier (pas assez vite selon lui), a voulu me renvoyer au Stalag. Le chef d’atelier de mécanique qui était allemand m’a alors pris dans son équipe et là, j’ai fait de la mécanique auto: freins, patins de freins…
En 1943, les prisonniers français étaient libres après le travail suite aux accords pris entre l’Allemagne et Pétain, mais pour moi, le belge, ce n’était pas le cas.
J’avais un camarade wallon provenant du Hainaut (Je ne me souviens plus de son nom). La direction d’Adler nous avait logés tous les deux: nos lits étaient placés dans une petite pièce au niveau de la rue et nous avions pour nous deux une grand place située en dessous du KDO: c’était le magasin des pièces chromées pour les voitures Adler. Il y avait aussi un autre prisonnier, bruxellois, appelé Jean Denoz dont la femme avait été déportée comme travailleuse obligatoire à Berlin. Le directeur du garage avait réussi à la faire venir à Hambourg et lui avait aménagé une chambre dans un bureau. Elle travaillait au garage et après la journée, Jean retrouvait sa femme dans la chambre: ce n’était pas mal pour un prisonnier.
Au début alors que j’étais le seul prisonnier belge, le directeur, appelé Mayer, ancien coureur automobile sur Adler avait gagné une course à Francorchamps et la photo du Roi Albert le félicitant pour sa victoire, trônait sur son bureau. Le petit belge que j’étais n’était donc pas trop mal vu. Mais ce n’était pas le cas avec certains ouvriers nazis qu’il valait mieux éviter. Vers le 20 avril 1945, les français ayant été privés des facilités et remis prisonniers. Le travail a cessé. Nous avons abandonné le garage et par la route, nous sommes montés à pied vers la Baltique par étapes, avec les prisonniers français.
Vers le 25 avril, on était à proximité de Lubeck ; on entendait les canons tonner (les anglais n’étaient pas loin mais nous ne le savions pas encore). Pour nous occuper, on nous faisait aider les fermiers locaux. Finalement, arrivés à Lubeck, nous avons été hébergés dans une espèce de marché aux bestiaux jusqu’au 8 mai 1945, date à laquelle nos gardiens se sont volatilisés sans demander leur reste. Les anglais nous ont regroupés par nationalité: par groupes: certains rentraient en Belgique ou en France par divers moyens de transport: trains, autobus et même avions.
A Lubeck, avec les mécanos français, grands camarades, nous étions occupés à remettre une voiture en route, quand nous avons été interrompus par un soldat anglais qui n’a pas hésité à me mettre sur le ventre une mitraillette Sten: c’est depuis lors que j’aime tant les anglais !
Dès lors, nous sommes rentrés à notre place au marché aux bestiaux. Retour donc à Lubeck où se regroupaient là des prisonniers de toutes les nationalités. J’avais reçu un sac plein de nourritures de toutes sortes (colis canadien) que j’ai donné à deux jeunes femmes ukrainiennes avec lesquelles j’avais discuté en allemand. Ces jeunes femmes avaient été déportées en Allemagne pour le travail obligatoire. Je n’ai jamais su par après ce qu’elles étaient devenues mais je me souviens du nom et du prénom de l’une des deux: elle s’appelait Nina Butchenko et provenait de Saporoch. Elle m’avait dit qu’elle était veuve, son mari, officier dans l’armée russe ayant été tué au front. Après des triages, les autorités anglaises m’ont fait monter dans un bus de la Reichpost pour me ramener vers la Belgique. La date de mon départ, je ne m’en souviens plus mais depuis Lubeck, nous avons pris la direction de la Hollande pays où on pouvait traverser les fleuves parce que les autres ponts avaient sauté. Je me souviens avoir vu Nimègue. A partir de là, le bus a pris la direction de la Belgique où je suis rentré par Brasschaat, Anvers, Bruxelles puis Liège. Arrivé à Liège, j’étais le seul encore dans ce bus. Je suis descendu Place St. Lambert le 23 mai 1945 vers les 4 heures du matin (5 ans presque jour pour jour après mon départ). Je ne savais rien de la situation et je désirais passer sur la rive droite de la Meuse. A pied, dans le jour levant, j’ai marché vers les Guillemins, puis vers le pont de chemin de fer du Val Benoit. Il y avait un soldat noir américain qui était de garde à l’entrée du pont: voyant que j’étais un prisonnier de retour de captivité (je portais un uniforme et un manteau de l’armée anglaise), il m’a donné l’autorisation de passer mais le pont était détruit et il n’y a avait plus que des rails sur des billes de chemin de fer. C’est donc sur des billes de chemin de fer et des rails que j’ai traversé la Meuse avec l’eau en dessous, et ce dans la lumière de l’aube.
De l’autre côté du pont, sur le talus il y avait aussi un soldat noir américain. Il a lui aussi, vite compris que j’étais un "prisonner of war" qui rentrait à la maison.
J’ai traversé la campagne de Quincampois-Renory. Mon père travaillait toujours comme contremaître aux fours à coke; je me suis adressé aux gardes de l’usine afin de savoir si mon père était là. Réponse négative. J’ai continué ma route par le chemin le plus court et suis finalement arrivé chez mes parents vers les 8 heures du matin, 65, rue Mattéoti à Ougrée.
Ce 23 mai, j’ai retrouvé mes parents, mes trois sœurs; je ne connaissais pas la plus jeune que j’avais quittée quand elle n’avait pas un mois. J’avais aussi un frère qui était deux ans plus jeune que moi, qui était marié; lui aussi avait été déporté en Norvège du côté de Narvik: il est décédé depuis une dizaine d’année, au moment où j’écris mon périple.
Après cinq ans de captivité je suis donc rentré chez moi, nu comme un ver; je n’avais rien à me mettre à l’exception de ce que j’avais sur le dos. Je n’avais même pas un mouchoir de poche.
Comme j’étais toujours militaire et de plus de retour de captivité, j’avais droit à trois mois de congé: curieusement, je n’ai jamais été officiellement démobilisé.
Je me suis présenté à la gendarmerie d’Ougrée pour signaler mon retour afin de me mettre en ordre avec l’administration militaire; j’ai subi là un interrogatoire sur ma vie à Hambourg. En 1945-46, l’état m’a dédommagé: je crois avoir reçu, si j’ai bonne mémoire, une somme de 2500 frs; cet argent a servi à acheter ma cuisine après mon arrivée à Hamoir le 2 janvier 1947. Peu de temps après mon retour, j’ai postulé pour entrer à la gendarmerie mais, il fallait attendre jusqu’au 6 décembre 1945.



Source:
marcel rorive 1940-45 - Site de la commune de Hamoir
Sous l’égide du Cercle Culturel-Histoire de Hamoir

Source iconographique :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Canon_de_75_mm_mod%C3%A8le_1897
http://www.topentity.com/canon-de-75-mle-gp-iii/