L’exode d’André LEDENT de Houyet (Belgique)



Le 10 mai 1940, alors que l'armée belge vient de rétablir les permissions de cinq jours pour les soldats mobilisés, Adolf HITLER donne le signal de l'invasion de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg.
Il est un proverbe qui dit :" Quand on veut noyer son chien, on dit qu'il a la rage". En voici sa traduction trouvée dans un ouvrage allemand publié à l'Imprimerie Louis DESMET-VERTENEUIL, rue 't Kind, 60-62 à Bruxelles en 1940 (et écrit par Werner Pich): "Vu l'imminence d'une agression ennemie contre les territoires belge et néerlandais et le péril dont est menacé le bassin de la Ruhr, l'armée occidentale allemande , pendant les premières heures de la matinée du 10 mai, a procédé à l'attaque sur un très large front à travers la frontière occidentale de l'Allemagne" (La Fin des Illusions, Werner Pich, page 17). Ce texte est un court résumé de la note d'information rédigée par l'ambassadeur d'Allemagne à Bruxelles et qui a été lue par celui-ci à notre Ministre des Affaires Etrangères, Paul-Henri SPAAK, le 10 mai 1940 à 08H30.
Bien que né en 1895, mon père Auguste LEDENT est considéré comme mobilisable aux Chemins de Fer belges (Livret de mobilisation civile: 05 mars 1935, et modifications 02/1936, 10/05/1939, 12/08/1939). Il est rentré chez nous, ce 10 mai en nous expliquant qu'il était mobilisé à la SNCB et qu'il devait repartir immédiatement. Avec un groupe de ses collègues, il est dirigé dans un train spécial qui les conduit tous en exode dans la région de TOULOUSE (Il se retrouvera finalement à GORNIES, Hérault, Languedoc-Roussillon en France où il travaillera dans les vignes en attendant le retour en Belgique occupée durant le mois de septembre 1940).
Le 11 mai, devant l'avancée très rapide des troupes allemandes en territoire belge et français, notre mère, Aline ARNOULD, prend peur; c’est qu'elle a deux filles encore bien jeunes : Emilie, 17 ans et Marie, ma sœur jumelle qui n'a que 15 ans.





Mes oncle et tante, Gustave PIERLOT et Marie ARNOULD, de ON, sont arrivés chez nous immédiatement après la déclaration de guerre…sans doute effrayés par le bombardement terrible qu'a subi la gare de Jemelle, dès l'aube du 10 mai (au journal radiodiffusé de 06H30,sur l'INR, on a annoncé la déclaration de guerre en même temps que l'attaque sur la gare de Jemelle).
Tous ensemble, on décide donc de partir le plus loin possible car les adultes se souviennent avec horreur de la barbarie teutonne durant la première guerre. N'oublions pas que Dinant se trouve à 24 kilomètres de HOUYET et qu'on y a assassiné sauvagement 674 personnes, hommes, femmes enfants, le 23 août 1914 et mis la ville à sac.
Il se peut même que cette éventualité ait déjà été envisagée entre mes parents et mes oncle et tante car ma mère, durant la guerre 14-18 a travaillé dans le restaurant de l'oncle Emile ROUARD (Le café-restaurant de la Poste, rue de la Station à HOUYET) que tenaient une de ses tantes, Emilie ROUARD et son mari Jean ENGELMAN, tailleur d'habits, de nationalité luxembourgeoise qui a aidé ma mère dans la connaissance de la langue allemande. Elle y a appris cette langue "sur le tas" car le restaurant avait été réquisitionné par les militaires des chemins de fer allemands. Avant la guerre, adorant la musique classique, elle écoute à chaque fois qu'elle le peut une station allemande: la radio de Langenberg qui diffuse pareille musique. Elle a donc bien compris ce qui se tramait de l'autre côté de la frontière et a sans doute déjà discuté avec notre père ainsi qu'avec ses sœur et beau-frère de ce qu'il y aurait à faire en cas d'invasion. Cela expliquerait vraisemblablement la soudaineté de sa décision: on part sans attendre!
Depuis pas mal de temps déjà, il se raconte qu'en cas d'invasion, on ne sera en sécurité qu'au nord de la Meuse, lieu stratégique principal pour les armées alliées. Il faut donc se rendre à Dinant. Il n'y a plus de trains entre Dinant et Bertrix . On contacte alors le boucher, Joseph MONTJOIE, installé à HOUYET à l'emplacement actuel du gîte "Au beau séjour". On l'appelait "le Blanc Boucher". Il accepte d'emmener tout le monde à Dinant dans sa camionnette, même mon chien Bobby qui me suit partout (jusqu'à l'école où l'instituteur fulmine et m'ordonne de le faire sortir) et que je n'ai pas pu me résoudre à abandonner là.
Nous voilà embarqués dans le train vers NAMUR: il y a donc Oncle Gustave et Tante Marie, ma mère Aline ARNOULD, mes deux sœurs Emilie et Marie, moi-même, André LEDENT et notre chien Bobby. Arrivés à NAMUR, on entend des tirs : canons des forts ou bombardements ennemis? Les deux sans doute puisque les sirènes nous avertissent dans un vacarme assourdissant, qu'il nous faut nous réfugier dans les souterrains de la gare. C'est la cohue mais nous obtempérons. Autant prendre de bonnes habitudes dès le départ! Nous sommes tous là atterrés, coincés dans ce boyau bondé; va-t-il résister?...en sortirons-nous vivants? C'est terrible, affolant un premier bombardement.
A la fin de l'alerte, vu la situation difficile déjà pour les chemins de fer sur certains axes, nous partons à pied en direction de Tamines. L'oncle Gustave peste car la tante Marie l'a chargé comme un baudet. A Temploux nous entendons les bombardements tout proches. Nous arrivons à SPY. Dans la précipitation du départ, nous avons oublié que nous sommes dimanche et plus particulièrement dimanche de Pentecôte. A SPY, c'est aussi le dimanche des communions. Nous assistons à la messe. A la sortie, il est surprenant de voir ainsi mélangés des familles de communiants tout endimanchés et qui ont décidé de tout de même faire la fête, des réfugiés dans notre genre avec le barda sur le dos et des mines plutôt déconfites, des soldats français qui bivouaquent: l'un d'eux, d'ailleurs, a installé son miroir et est occupé à se raser sous une remise. Soudain, des avions envahissent le ciel bleu de cette journée ensoleillée. Les Français nous avertissent que ce sont des Stukas et qu'il faut se cacher. Nous fonçons dans une remise et je me cache sous un escalier. Les hurlements des avions fondant sur le village nous effraient. Puis brusquement, c'est la mitraille qui fait exploser les briques des murs, les ardoises des toits et résonner le métal des véhicules militaires garés tout près. D'où je suis, par une petite fenêtre, je peux voir le verger. Heureusement, il est en pente et cela va nous sauver car celle-ci oblige les avions à se redresser. J'aperçois avec horreur le feuillage des arbres se faire cisailler, déchiqueter par les rafales. Ce sont des images et des bruits que je ne pourrai jamais oublier.
Lorsque le calme revient, nous sortons de nos abris: personne d'entre nous n'est blessé. Autour de nous non plus. Nous nous remettons donc en route immédiatement. Ce voisinage avec les véhicules militaires n'est pas une bonne chose. Nous avançons et à chaque halte, sans rien dire à personne, oncle Gustave retire l'une ou l'autre chose de son barda. Le pauvre! Il fait une de ces chaleurs! Parce que c'est ça qu'il y a de terrible dans l'histoire : il fait un temps magnifique et ce devrait être une splendide journée!
C'est en début de soirée que nous atteignons Tamines. Là, nous apprenons qu' un train va partir incessamment en direction de Tournai. Nous nous précipitons donc pour profiter de l'aubaine. Notre enthousiasme retombe un peu lorsque nous découvrons que ce train est composé de wagons-tombereaux (et nous comprendrons à l'arrivée, à notre aspect à tous, qu'ils avaient transporté du charbon auparavant) . Mais contre mauvaise fortune bon cœur! Nous nous installons sans ronchonner. On se presse faudrait-il plutôt dire. Nous sommes tous étrangers l'un à l'autre et nous nous côtoyons, nous frôlons, nous cognons l'un à l'autre sans rouspéter. La peur transforme parfois les hommes.
Le train s'est mis en marche et nous roulons à travers la campagne, cheveux au vent, le nez dans les poussières de charbon ou la fumée et les escarbilles lâchées par la locomotive. Avec nous, il y a un vieux curé dans sa soutane noire accompagné de sa gouvernante: sa présence va compliquer la vie de tous ceux d'entre nous, surtout les femmes, qui sont pris d'un besoin urgent. Mais… à la guerre comme à la guerre, la résistance humaine ayant des limites souvent infranchissables en ce domaine, il faudra donc bien que pudibonderie ecclésiastique et nécessités physiques, petites ou grosses, se hantent, le temps d'un trajet en train. La guerre nous rabaisse souvent au stade de l'animal et il est étonnant de voir comment la personne humaine, nécessité aidant et fierté ravalée, s'en accommode rapidement. Nous ne sommes pas si loin de l'arbre de nos aïeux simiesques!
Au petit matin, entre LUTTRE et MANAGE, des points noirs apparaissent dans le rectangle de ciel qu'il nous est possible de voir. Ces points noirs grossissent, deviennent des avions, des Stukas reconnaissables à leurs sirènes affolantes. Ils nous prennent en enfilade mais, trop tard pour eux, au moment de frapper, ils nous voient disparaître dans le tunnel de GODARVILLE qui nous met à couvert. Nous l'avons échappé belle! Et dans la fraîcheur de l'obscurité, nous soufflons d'aise. Nous entendons le bruit des explosions qui nous étaient destinées. Le coup passa si près…
Nous arrivons à TOURNAI. Le train ne va pas plus loin. Nous descendons et nous découvrons avec surprise, l'ancien chef de gare de HOUYET : Mr FRANCOTTE. On se salue et on bavarde un peu. Puis nous décidons d'aller manger. Il y a là tout près un immense restaurant populaire: nous y retrouvons un certain Jean HARDENNE, gendarme que nous connaissons bien puisqu'il a épousé Georgette CALMANT, une Houyétoise. Le monde est décidément bien petit!
Au sortir du restaurant, les sirènes mugissent: il faut aller aux abris. Ce que nous faisons tous en entrant n'importe où pourvu d'y être protégés. C'est ainsi que nous nous retrouvons dans une cave qui a été étançonnée. Bobby ne nous suit pas. Je ne le reverrai jamais et aujourd'hui encore, lorsque j'en parle, j'en éprouve énormément de peine. L'alerte passée, nous repartons vers LAMAIN qui se trouve à la frontière française. Cependant, les militaires français nous interdisent le passage de la frontière. On s'en doutait bien car nous avions croisé d'autres réfugiés qui nous avaient avoué avoir été refoulés. Mais sans doute comptions-nous sur la chance? Nous logeons dans une maison occupée par deux dames, la mère et la fille. Nous y sommes avec un musicien belge célèbre : André SOURIS, grand-prêtre du surréalisme en Belgique avec Scutenaire, Magritte et quelques autres. Maman peut entamer une discussion intéressante sur la musique classique qu'elle apprécie tant avec lui. Le lendemain matin, il me dit: "Allez, André, on va chercher du pain!" Et nous sommes donc allés acheter du pain à la boulangerie du village. Après la guerre, nous avons entretenu une petite correspondance avec Mr SOURIS devenu en 1941 directeur de l'orchestre de l'INR (Institut National de radiodiffusion qui donnera naissance à la RTB quelques années plus tard).
Il nous faut donc chercher un passage plus au nord et nous nous remettons en route vers Mouscron en longeant la frontière. A de multiples reprises, nous tentons de passer en France mais en vain. Ce n'est donc pas dans cette direction que se trouve notre salut. Nous passons à l'ouest de COURTRAI et ma mère me dit: ‘’ Regarde, André, le Mont KEMMEL’’ et c'est vrai qu'en ce plat pays, il a l'air d'une montagne bien qu'il ne culmine qu'à 156 mètres d'altitude.
Nous atteignons POPERINGHE où les Anglais, très nombreux, ont installé partout des batteries anti-aériennes. Nous logeons sans doute dans ces environs mais mes souvenirs ne me permettent pas de localiser ces endroits.
C'est dans cette région que j'ai pu observer un combat d'avions. Nous marchions et nous sommes passés auprès d'une batterie de DCA anglaise. Alors que nous en étions assez proches, celle-ci fut attaquée par des avions allemands (sans doute des Messerschmidt). Ceux-ci à peine arrivés sur les lieux, débouchèrent d'on ne sait où des avions anglais (sans doute des Spitfire (??) qui engagèrent aussitôt le combat. Nous avons plongé dans le fossé qui longeait la route. J'ai atterri auprès d'un tuyau d'évacuation des eaux dans lequel j'ai pu me glisser; comme il avait fait beau depuis plusieurs jours, l'intérieur était sec. C'est donc de cet abri confortable que j'ai pu assister au spectacle d'un combat aérien. Quelles cascades j'ai vues! Puis les combattants s'en sont allés plus loin sans qu'aucun n'ait été touché ou abattu.
Puis nous tentons encore de passer la frontière sans aucun résultat d'ailleurs. Nous nous dirigeons vers FURNES. Nous traversons Alveringen. Un peu avant la ville de FURNES, nous quittons la grand-route pour prendre la direction d’EGGEWAARTSKAPELLE. Dans les environs de OEREN (??), alors que nous longeons le Canal de Lô qui rejoint Lô à FURNES nous apercevons des soldats anglais qui prennent leur bain dans ce canal…en tenue d'Adam. C'étaient vraisemblablement des soldats au repos, redescendus en seconde ligne et qui profitaient de ces "vacances" pour prendre un bain bien mérité. Notre mère n'est guère contente de ce spectacle surprenant qu'elle juge très choquant pour mes sœurs. Nous ne nous attardons donc pas.
Un peu plus loin, nous faisons halte dans une ferme isolée aux environs d’Eggewaartskapelle. La patronne parle très bien le français. Au moment du repas, nous la voyons couper le pain avec une espèce de faucille qu'elle applique sur son avant-bras. Engin étrange que je n'ai jamais plus vu par après et dont je ne connais pas le nom. Nous logeons dans le foin et vivons, en payant, sur les réserves de cette ferme qui, habituellement isolée, a dû emmagasiner des stocks de nourriture pour être totalement en autarcie. Nous sommes restés plusieurs jours dans cette ferme sans qu'aucun événement important ne vienne troubler notre quiétude. La preuve en est que je n'en ai aucun souvenir précis.
Le 27 mai, des soldats belges viennent s'installer avec nous, ce qui ne réjouit pas du tout notre mère: en effet, elle avait pour principe de nous tenir éloignés des troupes qui attiraient trop l'attention des avions ennemis). Ces militaires-là ne semblaient pas avoir combattu: trop propres, trop reposés, trop peu armés (un fusil, en tout et pour tout). On peut aujourd'hui penser qu'il s'agissait d'un groupe issu du 14è de Ligne et affecté à la défense de la région de Dixmude. Les officiers parlaient parfaitement bien français. A les voir aussi fringants et aussi calmes, comment aurions-nous pu imaginer un seul instant qu'à quelques kilomètres de nous, à Vinkt, nos Chasseurs Ardennais livraient des combats terribles et infligeaient à l'ennemi des pertes tellement importantes que celui-ci, après la reddition du 28 mai, exécutèrent des civils et des prisonniers en guise de représailles. Ils m'ont permis d'utiliser leurs jumelles pour observer la ville de Dixmude, là-bas à l'est.
Le lendemain matin, 28 mai, nous apprenons tous que la Belgique a capitulé. Nous nous installons donc dans l'attente. Que faut-il faire? Les soldats n'en savent pas plus que nous d'autant plus qu'il n'y a avec eux, aucun officier supérieur. Ils hissent un drapeau blanc sur la ferme et ils patientent tout comme nous. Ce n'est qu'en fin d'après-midi qu'on a vu arriver sur la petite route menant à la ferme, un cycliste seul et qui nous paraît bien téméraire: un feldwebel allemand. Il vient apporter aux militaires les consignes à suivre. Ceux-ci en claquent presque des dents tant ils semblent avoir peur de ce guerrier qui, il est vrai, en impose! C'est ma mère qui fait l'interprète avec ce qui lui reste de la langue de Goethe. Il faut faire deux tas avec les armes: à gauche les fusils, à droite les cartouchières. Nos rois de la panique s'exécutent donc. Puis maman interroge l'officier allemand: "Que devons-nous faire, nous autres, les réfugiés civils qui désirons rentrer chez nous ?" La réponse est précise: "Demain matin à 8 heures, il faut vous trouver au pont sur l'Yser, à Dixmude, afin de traverser ce cours d'eau". Puis il s'en retourne par où il est venu.
Lui parti, plusieurs soldats se précipitent sur le tas de cartouchières. On pourrait penser qu'ils vont tenter de détruire leur matériel. Même pas. Ils récupèrent l'argent, les objets précieux, les cigarettes qu'ils y avaient glissés et que la panique les avait empêchés de reprendre auparavant.
Peu après, du côté de FURNES, les Anglais se sont mis à tirer au canon sur Dixmude. Ce sont des troupes qui étaient massées aux alentours de Menin ou le long de la frontière française et qui, défection belge oblige, ont reçu l'ordre de venir protéger la "poche" de DUNKERQUE dans laquelle se rassemblent toutes les troupes de Sa Majesté (opération Dynamo).
A la tombée du soir, la réponse allemande vient : d'où nous sommes, entre les deux belligérants, dans l'obscurité, nous pouvons voir les lueurs crachées par les bouches des canons au sortir des obus puis nous entendons les projectiles filer au-dessus de nos têtes avec leurs "vrou-vrou-vrou" caractéristiques et enfin, nous percevons leur arrivée. A côté de nous, les militaires mesurent les distances au moyen de leur montre et estiment le point de chute: "Ah! Celui-là est tombé dans le canal!". Il faut bien passer le temps et faire tomber l'angoisse.
Le lendemain matin, nous avons donc tout rassemblé et avons abandonné la ferme sans oublier de remercier ceux qui nous avaient ainsi offert l'hospitalité durant plusieurs jours. Nous avons atteint le pont désigné à l'instant voulu. Un feldwebel (nous avons eu tout le temps d'apprendre à les reconnaître par la suite) y faisait la circulation car il n'y avait là qu'une seule voie. Le pont passé, nous entrons dans la ville. Il me reste de ces moments, des souvenirs indélébiles tant ils ont marqué mon âme d'adolescent. En avançant, nous avons découvert des soldats français tués. L'un d'entre eux était assis, appuyé contre un tronc d'arbre et il paraissait nous regarder venir. Dans l'herbe, à côté de lui, une tartine et une gourde: il s'était fait tuer alors qu'il mangeait paisiblement. Cette image me poursuit encore comme celle du "dormeur du val" a hanté Arthur Rimbaud. Notre retour commence donc bien tristement.
Nous atteignons WAREGEM. Un peu plus loin, nous assistons à une scène plutôt bizarre: des soldats allemands, devant une caméra qui les filme, distribuent des bicyclettes à des jeunes Belges qui se précipitent pour les obtenir. Moi-même, je suis très intéressé et désire me présenter pour en recevoir une moi aussi. Mais maman me l'interdit. Elle fait bien. Quelques mètres plus loin, nous découvrons des soldats qui reprennent les vélos aux jeunes catastrophés. Propagande ! …quand tu nous tiens! Nous logeons ici dans une boulangerie située dans une très longue ligne droite où nous sommes très bien accueillis.
Le lendemain matin, nous nous remettons en route de bonne heure. Nous traversons AUDENARDE dont le splendide hôtel de ville arrache des "Oh!" d'émerveillement à ma mère. Nous traversons une ville qui n'a guère souffert des combats. A la sortie, bonne surprise! Les occupants d'un camion militaire allemand arrêtent leur véhicule pour nous demander où nous allons. Lorsque maman leur annonce Bruxelles, ils nous proposent de nous emmener. Nos jambes fatiguées nous incitent à accepter cette proposition. Et nous continuons notre chemin dans un camion allemand. Les militaires avaient dû recevoir des ordres pour se montrer gentils avec la population civile belge car de telles histoires, on en a entendu plusieurs durant cette première année d'occupation. Il fallait que les soldats de ce Reich fassent oublier les forfaits horribles de leurs prédécesseurs. Ils y réussiront tellement bien que beaucoup de familles juives, exilées en zone libre française dès l'invasion du 10 mai reviendront (se jeter dans la gueule du loup) durant les derniers mois de 1940, convaincues qu'il n'y a rien à craindre de ces soldats-là (comme le notent J.GERARD-LIBOIS et J.GOTOVITCH dans leur livre "L'an 40. La Belgique occupée" , publié en 1971 aux éditions du CRISP, page 457) .
Quoi qu'il en soit, ayant ainsi bien profité des ordres du Fürher, nous débarquons à Bruxelles dans un état de fraîcheur remarquable. Nous nous installons à la terrasse d'un café pour nous restaurer et faire le point. Que faisons-nous? On décide de rentrer au plus vite. Et je n'ai toujours pas compris comment nous nous sommes retrouvés dans un taxi nous emmenant à Dinant. Le patron du café, comme bien souvent en ces temps-là, était-il aussi taximan? Ou y en avait-il un tout près de nous qui a saisi notre conversation et s'est proposé pour nous reconduire? A-t-il fallu en appeler un? Je ne sais. Mais aussi incroyable que cela puisse paraître, ce 30 mai 1940, en pleine débâcle, nous sommes revenus de Bruxelles à Dinant dans un taxi ! C'est l'oncle Gustave qui jubile!
Après un voyage sans incidents, nous voilà donc devant la Collégiale de DINANT. La journée est bien entamée: il est aux environs de dix-sept heures. Nous décidons tout de même de profiter des dernières heures de clarté pour avancer dans notre retour. Nous montons donc vers DREHANCE et nous atteignons FURFOOZ avant l'obscurité. Nous logeons chez des connaissances originaires de Houyet.
Le lendemain matin, bien reposés, nous repartons. A un embranchement à la sortie de Furfooz, nous nous trompons de route, maman ayant voulu prendre un chemin contre la volonté presque générale. Un comble! Se tromper aussi près de chez soi! Nous atteignons tout de même GENDRON-VILLAGE puis, par la descente de Clinchamps, nous retrouvons les rives de la Lesse, la Gare Royale, le Maupas et enfin, la rue de la Station à HOUYET. Les Allemands sont là. Notre angoisse grandit à chaque mètre parcouru: qu'allons-nous retrouver chez nous?
Lorsque nous arrivons, nous découvrons la porte d'entrée grande ouverte et une bande d'Allemands écoutant un des leurs qui, monté sur la table de la cuisine, joue de l'accordéon. Maman parlemente aussitôt avec eux. Rien à faire, cependant, ils ne veulent pas déguerpir. On nous conseille alors de contacter une certaine Madame DEHAN qui habite rue Saint-Roch, un peu plus loin que la chapelle. On lui explique la situation et elle accepte de nous accompagner. Là, elle invite les Allemands à quitter notre domicile. Assez étonnamment, ils obtempèrent immédiatement. Nous apprendrons plus tard que cette dame travaillait dans un bureau important à la gare de Jemelle et qu'elle possédait une certaine autorité auprès des Allemands.
Nous découvrons alors que notre maison a été pillée et qu'il ne reste rien. Même les disques 78Tours de musique classique et la TSF qu'aimait tant écouter notre mère ont été volés. Il ne reste que les meubles. C'est un malheur mais cela aurait pu être pire encore. Alors, on se console comme on peut et on reprend sa vie en mains, heureux de n'avoir perdu personne parmi nos êtres chers. Quelques jours plus tard, en effet, le boucher MONTJOIE rentré de son exode en France, dans la région de TOULOUSE nous apprenait qu'il y avait rencontré notre père. Tout le monde était donc sauf. Mon père est rentré peu de temps après, toujours habillé de son costume de chef-garde, sauf qu'il avait troqué son képi pour le béret français; il était tellement amaigri que je ne l'ai pas reconnu!





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