Andrée De Jongh, une vie vouée aux autres vies

Par une chaude après-midi du mois d'août 1941, Andrée De Jongh entrait dans le bureau du consulat britannique de Bilbao. Elle venait tout droit de Bruxelles et avait accompli un exploit que personne ne croyait possible.
Le vice-consul qui la reçut, quoique surmené, se leva poliment et regarda la jeune fille sans montrer les soupçons qu'il nourrissait à son égard.
-Mademoiselle De Jongh?
La jeune fille acquiesça mais ses yeux ne bronchèrent pas sous le regard sévère.
-Il est plus sur que vous m'appeliez Dédée, dit-elle.
-Le consul de Saint-Sébastien m'a parlé de vous. Racontez-moi votre histoire.
- Je suis belge et j'arrive tout droit de Bruxelles. J'ai amené deux Belges qui veulent se battre pour les Alliés et un soldat écossais. Nous avons quitté Bruxelles la semaine dernière et passé les Pyrénées il y a deux nuits.
Le consul regarda avec incrédulité la petite silhouette vêtue d'une simple blouse de toile et d'une jupe, avec des souliers plats et des soquettes blanches.
- Où est 'Ecossais, demanda-t-il?
- En bas avec les deux Belges.
- Combien de temps a pris votre voyage
- Je vous l'ai dit, environ une semaine.
- Comment avez-vous traversé les Pyrénées?
- J'ai des amis belges près de Bayonne qui m'ont procuré un guide basque qui nous a passés sans problème. Elle ajouta vivement
- Il y a beaucoup de soldats et d'aviateurs cachés à Bruxelles, la plupart survivant de Dunkerque. Je peux vous les amener.
Un ami et moi avons établi une ligne d'évasion de Bruxelles a Saint-Jean-de-Luz. Avec de l'argent nous pouvons avoir des guides pour traverser la montagne.
Le consul dissimula son incrédulité.
- Quel âge avez-vous?
- Vingt-quatre ans.
Il regarda ses bras nus. Ils étaient minces et délicats. Son visage non maquillé était intelligent. Sa bouche et son nez, sans être beaux, étaient décidés et attachants. Il y avait en elle une volonté et une décision impressionnantes.
- Mais vous n'êtes qu'une jeune fille. Vous n'allez pas traverser à nouveau les Pyrénées?
Mais si. Je suis aussi forte qu'un homme. Les filles attirent moins l'attention que les hommes. Mon guide basque me ramènera. Si vous m'aidez, je peux vous amener d'autres Anglais. Aidez-moi je vous prie.
Le consul resta impassible.
- Des soldats britanniques nous intéressent évidemment.
Naturellement. Nous vous amènerons autant de combattants que nous pourrons. Tout ce que nous demandons c'est de l'argent pour payer les guides, nourrir et loger les hommes le long de la route de Bruxelles à Bilbao.
- Combien cela coûte-t-il d'amener un homme de Bruxelles? Il la regarda attentivement. N'était-elle pas un agent envoyé par les Allemands?
Elle avait cependant l'air trop innocent pour trahir et elle répondit sans hésiter:
- Six mille francs belges jusqu'à Saint-Jean-de-Luz et quatre mille francs pour le guide.
Le consul répliqua qu'il devait en référer à ses supérieurs et lui demanda quand elle pourrait amener un autre groupe.
- Dans trois ou quatre semaines, répondit-elle.
Ils se séparèrent, mais sous son apparence impassible, le consul était déjà convaincu. Il lui fut cependant beaucoup plus difficile de convaincre ses supérieurs.
Pendant trois semaines, Andrée dut patienter à Bilbao. Chaque jour on lui disait qu'on attendait des
instructions.
Finalement un membre de l'ambassade britannique à Madrid, Timothy vint la contacter, fut convaincu et lui donna le feu vert.
Andrée rentra à Bruxelles et c'est ainsi que fut créée ce qui devait devenir la plus importante ligne d'évasion, appelée par la suite le réseau « Comète ». Pendant les trois années de son existence huit cents militaires alliés dont près de trois cents aviateurs furent sauvés et rejoignirent l'Angleterre pour combattre à nouveau.


Le petit « cyclone »

Née en 1916, sous l'occupation allemande, Andrée De Jongh était la fille cadette du directeur de l'école primaire de la rue Gaucheret à Schaerbeek, Frédéric De Jongh, dit « Paul »par la suite.
Toute enfant, son père lui racontait l'histoire d'Edith Cavell et de Gabrielle Petit, sur la tombe desquelles il conduisait chaque année les enfants de son école.
Les héros d'Andrée étaient Jean Mermoz et le Père Damien. Elle désirait devenir infirmière, mais comme elle avait beaucoup de dispositions pour le dessin, elle se tourna vers les arts décoratifs, tout en suivant des cours du soir de la Croix-Rouge qui lui permirent de devenir ambulancière.
Devenue dessinatrice publicitaire, Andrée travaillait pour la Sofina à Malmédy
Le 10 mai 1940, elle rentra à Bruxelles et, après la capitulation de l'Armée belge, elle servit comme infirmière dans un hôpital militaire de Bruges où elle soigna des blessés belges et anglais.
Revenue à Bruxelles en décembre 1940, elle apprit que de nombreux soldats britanniques se cachaient et elle s'occupa, avec un groupe d'amis, de les nourrir. Mais son esprit pratique lui fit chercher une meilleure solution, car les difficultés du ravitaillement croissaient, ainsi que le danger pour ceux qui les hébergeaient. Il fallait leur faire rejoindre l'Angleterre pour qu'ils puissent reprendre le combat et la meilleure voie semblait passer par l'Espagne.
Les difficultés étaient innombrables, à commencer par les problèmes d'argent. Mais ce n'était pas sans raison que Frédéric De Jongh avait surnommé sa fille cadette le « petit cyclone ». Les difficultés la stimulaient; elle commença par vendre ses bijoux dont elle ne tira que cinq cents francs. Mais avec un de ses amis, Arnold Deppé qui devait l'aider dans son entreprise, elle emprunta le complément.
Il fallait d'autre part avoir un relais avant le passage des Pyrénées. Le hasard les servit: un ménage belge, les De Greef qui s'était réfugié dans la région de Bayonne, s'était installé à Anglet et M. De Greef servait d'interprète auprès de la Kommandantur allemande de Bayonne.
Grâce à un intermédiaire, Mme De Greef apprit que l'on cherchait un relais et offrit sa maison. Son nom dans le réseau devint « Tante Go », tandis que son mari fut l' « Oncle ». Ils travaillèrent dans le réseau jusqu'à la Libération.
Avec l'aide d'Arnold Deppé, Andrée entreprit son premier voyage avec onze Belges. Après avoir franchi la frontière franco-belge, il fallait traverser la Somme, limite sévèrement gardée entre le nord de la France et le restant de la zone occupée.
Dans la nuit on partit pour Corbie où une barque devait permettre le passage, mais elle ne se trouvait pas au rendez-vous.
« Qui sait nager? » demanda Andrée. Il n'y eut que quatre mains qui se levèrent. On finit par trouver une corde et une chambre à air d'auto. Andrée se déshabilla, traversa la rivière à la nage et alla attacher la corde à un arbre. Elle revint chercher ses compagnons; nageant d'une main et soutenant chacun d'eux, elle fit ainsi douze fois l'aller et retour, obsédée par une seule préoccupation: «Si on se fait coffrer, comment arriverons-nous à avoir un air digne dans cette tenue? »
« A la fin de juin », raconte Mme De Greef, « je vis arriver une jeune fille blonde et souriante ».
- « Bonjour Tante Go», me dit-elle, « c'est une nouvelle nièce qui vous amène pas mal d'enfants ».
- « Beaucoup» demandai-je?
- « La douzaine ».
C'était tout un problème qui finit par être résolu, mais arrivés en Espagne, les fugitifs se firent coffrer par la police espagnole qui les remit aux mains des Allemands. Aussi Andrée décida, au voyage suivant, de contacter les autorités britanniques et c'est dans ce but que nous l'avons retrouvée chez le consul britannique de Bilbao.
Mais le voyage ne se déroula pas aussi bien que la première fois. Arnold Deppé fut pris à la frontière franco-belge avec six Belges. Andrée, qui avait pris une autre voie, réussit à amener deux Belges et un Ecossais jusqu'à Bilbao. Cependant son signalement avait été donne et elle était «brûlée» en Belgique. Jusqu'à ce moment elle n'avait pas dit à ses parents quel était le genre d'activité qu'elle avait. Elle se confia alors à son père et ils décidèrent que ce serait lui qui reprendrait contact avec les hébergeurs et amènerait les «colis» jusqu'à la frontière et qu'Andrée les convoierait en France.


Le passage de Paul Henry de la Lindi

Dans son journal trouvé à Londres après son exécution par les Allemands, Paul Henry raconte le voyage qu'il fit en compagnie d'Andrée De Jongh depuis la frontière belge.
« Nous voici arrivés à Feignies. M. De Jongh nous invite à descendre pour nous présenter au guide définitif qui nous accompagnera jusqu'en Espagne. Nous le suivons à distance et le voyons se diriger vers un groupe de trois jeunes femmes, dont il embrasse l'une qui, comme par hasard, est la plus jolie. Comme nous n'allons pas tarder à le savoir, il s'agit de sa propre fille que l'on appelle Dédée. Les présentations sont faites: Dédée et Elvîre (Morelle) vont nous accompagner, tandis que la troisième demoiselle rentrera à Bruxelles avec M. De Jongh. Nous remontons dans le train: dès lors l'expédition est au complet, Dédée en est le chef et je n'en reviens pas C'est une frêle jeune fille qui paraît vingt ans, très jolie, avenante, aimable, enjouée et simple. Elle semble avoir l'insouciance d'une jeune étudiante qui partirait en vacances après avoir réussi ses examens. Parlant d'elle, son père m'avait dit: « C'est un as » et au relais d'Anglet on me racontera ses invraisemblables exploits, on me dira: « C'est une fille extraordinaire », tandis qu'à Madrid un colonel anglais la qualifiera de « pure héroïne de légende » Elle n'est cependant qu'une douce petite fille de chez nous, qui accomplit inlassablement, le plus simplement du monde et toujours avec le sourire, le métier le plus périlleux qui soit. Elle fait passer des types dans mon genre, de même que des Anglais restés en Belgique ou dont les avions ont été abattus. Ce voyage c'est le quinzième qu'elle fait sans encombre. Chaque traversée de la montagne dure seize heures, équivalant à 80 kilomètres en terrain plat.
Les Anglais, qui sont peu suspects de sentimentalisme, ne parlent d'elle qu'avec une admiration qui confine à la ferveur: ils la considèrent comme une manière de synthèse d'héroïsme et de simplicité. Arrivés au relais d'Anglet, on parla beaucoup, - histoire de nous encourager - de la dure étape du lendemain: il s'agissait tout simplement d'aller à pied de Saint-Jean-de-Luz jusqu'à un village situé entre Irun et Saint-Sébastien, ce qui représente quarante kilomètres à couvrir dans la montagne en une douzaine d'heures de marche. Nous fûmes prévenus que, fréquemment, les « clients » devaient être transportés à dos d'hommes en fin d'étape, tant ils étaient fatigués (ce qui fut le cas pour deux d'entre nous).
A un certain moment le guide s'arrêta: « C'est exactement ici que nous passons la frontière espagnole, nous dit-il avec solennité. Vous voyez à deux cents mètres, cette espèce de monticule? C'est la baraque des carabinieros; il faut passer le plus vite possible et dans le plus grand silence. » Je fus cruellement déçu: « Comment, me dis-je, voilà plus de six heures que nous marchons et je me croyais déjà dans les faubourgs de Madrid !... Je me retournai vers Dédée, qui venait derrière moi, chargée d'un rucksack qui contenait le courrier et pesait au moins quinze kg. Les guides avaient, tout fait pour la convaincre de le leur confier, mais elle n'avait rien voulu entendre, n'ayant confiance, qu'en elle-même. « Vous allez vous faire claquer à ce métier, » lui dis-je. Non répondit-elle, depuis que je fais ce métier, j'ai grossi de deux kilos, c'est beaucoup trop». Me souvenant du paquet de vivres dont je m'étais débarrassé, j'eus honte.»
Le courrier que Dédée transportait exceptionnellement, elle s'en était chargée pour dépanner un réseau de renseignement qui avait été cruellement décimé par les Allemands et qui devait faire parvenir à Londres des documents importants et deux exemplaires de petits obus dérobés dans les bureaux de l'occupant. Elle les avait passés au nez et à la barbe de l'ennemi, qui avait cependant fouillé consciencieusement le train où elle se trouvait.
Elle alla jusqu'à faire la conversation avec la sentinelle allemande, à la grande indignation des autres voyageurs.
Normalement les réseaux de résistance ne mélangeaient pas leurs missions, afin de limiter les conséquences en cas de malheur.
Comment Dédée avait-elle une telle résistance physique ? Elle explique qu'elle avait l'habitude de s'entraîner sévèrement et régulièrement, soit à la natation qu'elle pratiquait assidûment, soit en faisant de grandes randonnées dans la campagne bruxelloise.
De cas épuisants allers et retours, Andrée De Jongh en accomplira seize, franchissant trente-deux fois les Pyrénées dans un sens ou dans l'autre par tous les temps.
Aux Britanniques, elle ne demanda jamais que le remboursement frais de train et d'hébergement, refusant farouchement tout supplément, car elle voulait garder l'indépendance de son réseau.
Il était cependant nécessaire d'avoir de l'argent en réserve pour parer les coups durs. A la fin des hostilités, une somme importante était disponible, que l'on voulut rendre aux autorités britanniques. Celles-çi refusèrent, car les formalités administratives auraient rendu la chose impossible.
Il fut alors décidé que cet argent serait utilisé pour créer des bourses d'études. Il dura près de quinze ans.


La Geheime Feldpolizei.

Les agents allemands pullulaient an Espagne et il était fatal que l'on apprit à Berlin qu'une chaîne d'évasion, franchissant les Pyrénées, amenait jusqu'à Gibraltar les aviateurs abattus.
Il semblait que l'organisation avait son point de départ en Belgique. La G.F.P. (Police secrète militaire) fut renforcée par une section spéciale de la Luftwaffe. Mme De Jongh raconte:
« Dédée était venue chez nous en cachette pour voir où en était la situation. Vingt-quatre heures après son arrivée, il y avait une réunion à la maison avec plusieurs agents de la Résistance et, entre autres, celui que l'on appelait «Coco» et en qui nous avions encore confiance. Par la suite nous avons su qu'il avait pris des photos à l'insu de tout le monde et nous avait trahis.
Le jour d'après, mon petit-fils Martin qui était à la fenêtre aperçoit une petite voiture qui s'arrête devant la maison et d'où sortent deux officiers allemands en uniforme. Cette fois, comme nous l'avons appris, ce n'était plus la Gestapo, mais la G.F.P.; Martin dit à Dédée: «Voilà les Allemands.» Il neigeait beaucoup. En prévision d'une visite de ce genre, Dédée tenait toutes ses affaires prêtes. Elle est descendue à l'appartement de sa sœur aînée au rez-de-chaussée, où elle a attendu d'être sûre que les deux Allemands fussent dans la pièce de devant de notre appartement. Elle a alors mis ses bottes et son manteau, et Frédéric, mon autre petit-fils, l'a aidée à monter sur le mur de clôture. En marchant sur celui-ci elle est arrivée à un terrain vague où elle a sauté et réussi à sortir dans une rue derrière le bloc de maisons. Elle est partie chez une amie qui travaillait pour nous comme boîte aux lettres et chez qui arrivait le courrier. Pendant ce temps, Frédéric courait dans tous les sens pour effacer les traces des pas de Dédée dans la neige.
Le père de Dédée, Frédéric De Jongh, dut aussi entrer dans la clandestinité car les Allemands ne pouvaient imaginer qu'une organisation pareille était l'œuvre d'une jeune fille et le croyait le chef du réseau.
Sa tête fut mise à prix pour un million de francs belges, somme énorme pour l'époque et dont le chiffre indique bien l'importance que l'ennemi attachait à la destruction de la ligne d'évasion. M. De Jongh se laissa finalement convaincre de quitter Bruxelles le 30 avril 1942 pour aller installer un relais à Paris.


L'arrestation

Le 15 janvier 1943, Andrée et trois aviateurs se trouvaient dans une ferme à Urugne, attendant la nuit pour passer la montagne. Ils entendirent une voiture s'arrêter. Sur le ton de la plaisanterie, Andrée dit: « Gestapo » et un des aviateurs, entrant dans le jeu, sortit de sa poche un canif dont il ouvrit la lame, qu'il dirigea vers la porte d'un air comiquement menaçant. Mais déjà résonnaient dans la grande salle commune un bruit de bottes et des ordres hurlés en allemand.
Andrée et les trois hommes virent la porte s'entrouvrir et un canon de mitraillette passer entre elle et l'embrasure. « Hànde hoch » brailla une voix, tandis que la porte était poussée d'un coup de pied.
« Où est le cinquième ? demanda celui qui commandait. Cette question fit comprendre à Andrée que le valet de ferme qui était venu la veille au soir avait trahi. Sinon comment auraient-ils pu savoir qu'ils étaient cinq à la ferme ? Fiorentino, le passeur, qui était allé à Saint-Jean-de-Luz, manquait au tableau.
Andrée fut incarcérée à Châteauneuf, puis à la villa Chagrin à Bayonne. Elle y fut très sévèrement interrogée pour savoir où était son père que les Allemands supposaient être le chef du réseau. Elle refusa évidemment de le dire et fut menacée de torture.
On était au mois de janvier. Elle fut enfermée dans un cachot où elle ne pouvait ni se coucher, ni dormir et, pendant cinq jours, fut privée de nourriture et ne reçut que le minimum vital de boisson. Elle tomba dans une espèce de torpeur qui empêcha peut-être le paroxysme de la souffrance. Ses pieds se mirent à gonfler et, quand on la fit brutalement sortir, elle souffrait cruellement d'un phlegmon. Elle fut alors incarcérée au fort du Hâ à Bordeaux. Voici comment elle décrit cette incarcération, malgré la très grande modération qu'elle montre toujours:
« C'était dégoûtant. Même pas d'eau courante pour les toilettes ! Une vraie cochonnerie ! Dans ma cellule nous étions quarante, quarante femmes arrêtées pour les motifs les plus variés et dont certaines étaient très malades... Je n'ai trouvé place pour dormir que sur la paillasse d'une tuberculeuse au dernier degré, que les autres prisonnières s'efforçaient d'éviter. Au matin, j'étais toute mouillée de transpiration... »
Elle fut alors transférée à la «Maison blanche», une autre prison d'où ses amis firent des plans pour la faire évader; mais avant qu'ils ne puissent y parvenir, elle fut transférée à Fresnes près de Paris. De nombreuses autres arrestations, dont celle de Jean Greindl décimèrent le réseau. A Paris, Frédéric De Jongh, qui avait repris la direction du réseau après l'arrestation de sa fille, fut lui aussi arrêté en mai 1943 à cause d'un traître qui s'était présenté pour faire passer les fugitifs à la frontière franco-belge. Le 28 mars 1944, il fut fusillé au mont Valérien.
Andrée De Jongh fut longuement interrogée par un officier très intelligent qui, un moment donné, la menaça de la faire torturer:
- Vous êtes prête à subir la torture ? Je suis prête. Et bien vous allez parler.
- Je vous répète que je ferai mon possible pour me taire.
- On commence
- On commence.
- Vous êtes vraiment prête ? Je suis prête.
Il m'a regardée, il a refermé le dossier et a dit: «Mademoiselle, cette question je ne vous la poserai plus jamais. »
J'avais eu très peur! Mais il n'a pas mis à profit son avantage. J 'ai été plusieurs fois interrogée à nouveau, chaque fois pendant huit heures d'affilée. Il posait ses questions avec une subtilité vraiment extraordinaire, mais j'avais appris à mentir comme un vrai arracheur de dents, et mes mensonges coulaient de source au point que j'en avais honte. Il m'écoutait, me laissait aller et, quand j'avais fini de bien mentir, il prenait un air de regret, disant: « Mademoiselle, je vous croyais plus correcte» Vraiment, ce reproche me faisait quelque chose, bien qu'il fût mon ennemi.
Entre la France et la Belgique, je crois que j'ai eu à répondre à dix-neuf interrogatoires. Ceux qui font suite au premier commencent tous par la formule suivante: « Je reconnais que, dans l'interrogatoire précédent, telle et telle choses étaient fausses. La vérité est... Et, bien entendu, cette vérité était plus fausse encore que ce que j'avais dit précédemment, étant donné que l'avais eu le temps de réfléchir dans ma cellule. Chaque fois que je formulais un mensonge, je pensais à celui qui devait suivre
Si l'on venait à découvrir que j'avais menti. Ce pauvre officier n'avançait pas beaucoup dans son enquête, puisque je ne cessais de le lancer sur de fausses pistes. »
Après l'arrestation de son père, de crainte qu'elle ne puisse prendre contact avec lui, elle fut transférée à la prison de Saint-Gilles à Bruxelles, où par le système de communications clandestines utilisé par les prisonniers, elle put entrer en rapport avec sa sœur et sa mère également emprisonnées et recevoir ainsi certains renseignements importants.
Interrogée à la fois par la Gestapo et par I'Abwehr, elle se rendit compte qu'ils étaient dans la situation
de quelqu'un qui, s'étant emparé d'une ficelle très embrouillée, ne sait pas par quel bout la dévider.
« Les questions qu'ils m'ont posées me prouvèrent qu'ils n'en étaient encore qu'aux tâtonnements, bien qu'ils eussent établi un organigramme de notre réseau qui n'était pas Si mal fait, après tout. Je me suis appliquée à leur prouver que ce schéma était faux, qu'ils n'avaient rien compris et leur ai fourni une foule de précisions, fausses bien sûr, qui ont achevé de leur faire perdre la tète. »
Interrogée par la Gestapo, Andrée se rendit compte qu'ils haïssaient cordialement les officiers de l'Abwehr ou plutôt de la Luftwaffe Polizei qui d'ailleurs les méprisaient. « Je suis persuadée que I'Abwehr s'est empressée de me faire partir pour l'Allemagne, afin de placer la Gestapo dans l'impasse
ou, à tout le moins, de l'empêcher de m'arracher des aveux au moyen de procédés auxquels je ne sais pas si j'aurais été en mesure de leur résister. »
« Classée Nacht und Nebel, je n'existais plus que sous la forme d'un numéro, perdue dans une multitude de numéros tout aussi anonymes et, à condition de me faire bouger un peu, il devenait difficile à la Gestapo de me remettre la main dessus. »
Avant son départ, Andrée rencontra une dernière fois Jean Greindl. «Tous les deux prisonniers, nous devions comparaître comme témoins au jugement d'un camarade. Dès le grand matin, à la prison de Saint-Gilles, je m'appliquais à retenir par cœur les messages que m'avaient transmis par la fenêtre des camarades de Nemo, enchantés à l'idée qu'il me serait possible de communiquer avec lui. Ces messages, jamais je ne les oublierai. Témoignages de l'affection que lui portaient ses compagnons de la « ligne », tous, ils exprimaient la même fidélité à leur chef qui les avait entraînés, à l'ami qui leur avait montré la route. Pas une note discordante, pas un mot de regret ou de désillusion, rien que la voix de la fraternité et de l'amitié restées fidèles en dépit des coups du destin. Ce fut la joie de cette dernière rencontre que ces messages transmis sous le couvert d'une conversation banale, interrompue périodiquement par les « Ruhe! » impératifs de la sentinelle. Et Nemo, plein d'émotion, écoutait à travers ma voix celles de ses compagnons, en me confiant tout bas sa réponse. Ce fut là notre dernier entretien: comme il fut heureux malgré tout, chaleureux et fraternel! »
Le 29 avril 1943, Jean Greindl était condamné à mort et transféré à la caserne de gendarmerie d'Etterbeek. Le 7 septembre, il était tué dans un bombardement aérien allié.


En Allemagne

Il est possible qu'Andrée De Jongh ne fut pas exécutée parce que les Allemands avaient l'intention de se servir d'elle comme otage, peut-être en vue d'un échange. Elle apprit cependant après la guerre que seules les femmes prises les armes à la main étaient exécutées.
Au début de son transfert en Allemagne, elle vécut dans des prisons, où le régime quoique extrêmement sévère, laissait plus de chance de survie que dans les camps de concentration. Elle passa par Essen, Zweibrücken, Mesum (Westphalie) et puis à Kreuzburg en Haute-Silésie, où elle travaillait treize heures par jour dans une ferme d'état. La ration des prisonnières y était tellement réduite qu'elles Se mirent en grève. Andrée était une de leurs interprètes et fut menacée d'être exécutée, mais comme la récolte devait être faîte, on leur donna une légère satisfaction.
Les Britanniques montrèrent une grande reconnaissance aux Belges et aux Français qui avaient aidé les leurs à s'échapper. Ils envoyèrent plus de huit mille lettres de remerciement et distribuèrent de nombreuses décorations.
Dédée, Michou et la Tante Go reçurent la" George Medal", la plus haute décoration qui puisse être donnée à un civil.
Dédée fut reçue à Londres par le Roi et la Reine et fêtée pendant plusieurs jours.


Epilogue.

Quand on demande à Andrée De Jongh quel est le souvenir le plus marquant qu'elle garde de ces années de guerre, elle répond sans hésiter que c'est celui de la gaieté qui régnait parmi ceux qui risquèrent leur vie à tous les instants.
Ils avaient fait une fois pour toute le sacrifice de leur vie, ils remplissaient une mission exaltante, ils participaient directement à la lutte contre les oppresseurs de leur pays. En ce qui la concerne personnellement, la très grande admiration qu'elle avait pour les héroïnes de la première Guerre mondiale la portait à vouloir suivre leurs traces, mais d'autre part sa vocation d'infirmière l'incitait à sauver des vies plutôt qu'à les sacrifier.
En rendant leur liberté à des soldats, et spécialement à des aviateurs, qui pouvaient reprendre le combat pour délivrer son pays, elle accomplissait la double mission dont elle avait toujours rêvé. C'est en réalisant ainsi ses aspirations les plus profondes qu'elle put, pendant un an et demi, braver l'ennemi et risquer chaque jour les dangers les plus terribles, la torture et la mort, en gardant le sourire et en répandant la bonne humeur autour d'elle.
Quand par la suite, elle put consacrer de nombreuses années aux soins des lépreux, elle réalisa sa deuxième vocation, celle d'infirmière, elle put marcher sur les traces de cet autre archétype de sa jeunesse, le Père Damien.
Andrée De Jongh, nous donne l'image d'une vie parfaitement réussi, qui a put réalisé dans son âge mur le double rêve de ses premières années.


Source bibliographique: "20 Héros de chez nous" par le Général Crahay.