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Rss Joseph Lecane et le Fort de Barchon (PFL) au combat en mai 1940



"Sous la conduite énergique et décidée de son commandant, le fort de Barchon
a opposé à l'ennemi une résistance héroïque de tous les instants.
Malgré un bombardement d'artillerie de plusieurs jours et neuf bombardements
d'avions en piqué, son personnel d'une combativité admirable a repoussé plusieurs attaques ennemies.
Il a succombé le 18 mai après un assaut furieux de l'ennemi qui était parvenu
à annihiler complètement les moyens d'action du fort et de son personnel"



Encore une journée de travail terminée. Je rentre à la maison ce mercredi 12 décembre 1939. Quand j'ouvre la porte, ma mère me signale qu'une lettre arrivée ce matin m'est destinée. Celle-ci est du Ministère de la Défense nationale me signalant que je dois rentrer comme milicien de la classe 1940 au fort de Barchon au 31 janvier 1940.
Comme les fêtes de fin d'année approchent, on va fêter celles-ci en famille à la Noël et avec mes camarades au nouvel an. Pour la Noël, nous allons tous ensemble à la messe de minuit et après celle-ci, maman nous a préparé quelques bonnes bouquettes (gaufres) suivies d'une bonne goutte de pèkèt.
Au nouvel an, nous nous rendons au bal au village voisin où nous passons quelques belles heures de plaisir à danser et à boire quelques verres de bière.
Après toutes ces fêtes, nous nous remettons au travail pour un mois et, le 31 janvier 1940, c'est la rentrée comme milicien pour douze mois.
Je dis au revoir à mes parents, mes cousines et aux autres camarades qui, eux, ne rentrent pas maintenant. Ma mère me met un colis dans les mains en me disant :
« Si tu as faim, tu mangeras ces chocolats et ces bonbons ».
Je me dirige vers le village, pour aller chercher mes camarades Joseph et Henri, et en avant vers le fort de Barchon !
Quand nous sommes arrivés, on nous dirige vers nos chambrées respectives. Ça, c'est le premier jour. Le second jour, on nous distribue nos vêtements militaires, nos souliers, nos casques, nos fusils, etc. On fait connaissance avec d'autres camarades en plus de ceux qui étaient avec nous et, bien entendu, avec tous les gradés. Ensuite, on nous rassemble tous et on nous explique ce que l'on attend de nous : faire de nous tous, des soldats...
Le troisième jour, qui est donc le 2 février 1940, commence l'instruction sans oublier de nous faire nos petites piqûres qui nous préservent, paraît-il, des maladies. Le lendemain, 3 février 1940, j'ai dix-neuf ans.
L'instruction se poursuit à un rythme accéléré sur le fusil, le fusil-mitrailleur, la grenade, les canons de 75, 105, 150, le fonctionnement des coupoles, le poste d'observation, la tour d'air, les casemates, le code morse, etc., le tir au fusil, au fusil-mitrailleur et la mitrailleuse. Cette instruction est poussée à fond comme s'il allait se passer quelque chose. À ce moment, la situation internationale se dégrade. On en parle mais on n'y croit pas beaucoup. Pourquoi les Allemands nous attaqueraient-ils ? Ils ne doivent pas avoir oublié la raclée qu'ils ont eue en 1914.
Dans nos chambrées, on s'entend bien à part quelques blagues mais il faut en rire. Gare à celui qui rouspète ! Il faut prendre celles-ci à la rigolade comme ça on vous fout la paix.
Nous retournons à peu près un jour sur deux voir nos parents et nos copains restés au village sauf, bien entendu, quand on est de piquet. Au fort, la nourriture est très bonne, on a assez à manger. Le soir, quand on doit rester, on va à la cantine boire deux, trois verres de bière. Nous avons, bien entendu, nos corvées tous les jours: nettoyage des chambres, de la cour, des W.C., de la cuisine mais là : épluchement des patates.
Après environ deux mois d'instruction, on commence à monter la garde pendant 24 heures entrecoupées de repos : deux heures de garde, deux heures de piquet et deux heures de repos. Le chef de poste nous a bien expliqué ce que l'on devait faire au cas où il y aurait une personne étrangère qui rôderait autour du fort : les trois sommations et, si pas de réponse, tirer. Bien entendu, les trois sommations n'en auraient été qu'une surtout la nuit. Pendant les gardes de nuit, on restait dans l'ombre, l'oreille tendue et les yeux grands ouverts, appuyé contre le mur de la cantine. Comme ça, on pouvait observer sans être vu.
Ce qui devenait emmerdant, c'était les alertes de nuit. On vous éveille à toutes les heures de la nuit, on doit prendre son fusil et aller à l'emplacement qu'on nous désigne. Bien entendu, il y a des attaqués et des attaquants et, je vous assure, c'est du sport. En effet, les sports, à Barchon, tenaient une grande place : football, course à pied, saut en hauteur, gymnastique, etc. Tout ça vous maintenait en pleine forme.
Et une nuit, vers une heure du matin, le dix mai 1940, on nous réveille. Alerte ! Mais, cette fois, on nous fait descendre nos matelas dans le fort. C'était la première fois que l'on faisait cet exercice. On nous rassemble tous et le commandant nous dit ceci : « Je viens de recevoir la communication de mettre tous les hommes immédiatement à leurs postes de combat car le territoire est menacé ». Cette fois, on ne riait plus.
Dans le fort, tout le monde est debout. Les ordres fusent dans tous les coins : monter les obus aux coupoles, ouvrir les boîtes à douilles de 150 (elles sont tellement bien fermées que la forge doit faire de nouveaux outils pour les ouvrir). C'est vers quatre heures, quatre heures et demie du matin, qu'Eben-Emael demande un tir de 150 sur ses superstructures. Ils sont attaqués par des planeurs. Et ces boîtes à douilles de 150 qui ne s'ouvrent toujours pas... À peu près vers cette heure, les mitrailleuses contre avions ouvrent le feu sur des appareils étrangers qui survolent le fort. Je suis, à ce moment, à l'extérieur pour mettre des fils barbelés et fermer toutes les entrées du fort quand j'entends siffler au-dessus de ma tête les premiers obus de 150 tirés sur Eben-Emael. Je vous assure qu'à ce moment ça vous fait frissonner et on se demande ce que l'on va devenir.
Et pendant ce temps, sur la route qui conduit vers Wandre, de longues files de civils sont en train d'évacuer. Quand on voit toutes ces femmes, leurs enfants et les personnes âgées qui se traînent sur la route c'est vraiment triste. Où vont-ils aller ? Nous nous demandons tous où nos épouses et nos parents sont à ce moment-là. Et mon père, que doit-il penser, lui qui avait failli être tué en 1914 ?
Le commandant a donné l'ordre que l'on mette le feu aux logements des troupes en temps de paix pour que ceux-ci ne gênent pas les pointeurs des coupoles et pour que l'ennemi ne puisse se cacher dedans. À ce moment, il est entre neuf et dix heures du matin, les mitrailleurs ouvrent le feu vers un avion allemand. Celui-ci s'abat aux environs de Rabosée. Un peu plus tard, les deux canons de 150 et les quatre de 105 tirent tous ensemble. C'est impressionnant. Tout le fort tremble sur ses fondations. Les servants sont pleins d'allant. À ce moment, je suis avec mon copain Joseph et le brigadier Tony au monte-charge de la 105 gauche. On ne suit pas à monter, par le monte-charge, les obus pour alimenter les deux canons tellement la cadence de tir est élevée.
Tout doucement, la nuit arrive. À ce moment, les tirs ne sont plus si violents. On ne tire plus que sur renseignements de nos observateurs ou des forts voisins car le fort de Barchon est souvent sollicité et pour cause. Avec nos deux 150, nos quatre canons de 105 et nos obusiers de 75, nous sommes un des forts de Liège les mieux armés en grosse artillerie.
Le jour se lève lentement sur le samedi 11 mai 1940.
L'infanterie qui était entre les forts s'est repliée. Où et pourquoi ? On se le demande. Voilà les forts complètement isolés. Ils sont donc considérés comme forts d'arrêts. Les coupoles de 75 commencent, elles aussi, à tirer sur des troupes ennemies que nous signalent nos observateurs et les patrouilles qui sortent du fort. De nouveau, les 150 tirent sur Eben-Emael. Là-bas, je crois que ça va très mal. De petits incidents mécaniques, vite réparés par nos mécaniciens, arrivent à notre coupole de 150 droite. Vers dix heures, le tube de la coupole de 75 II gauche explose. Il était surchauffé par une cadence de tir qui était plus que le maximum demandé. Malheureusement, nous avons quatre blessés dont le brigadier Léon Schoofs, jambe cassée, fêlure du crâne, brûlures au visage et aux mains, le brigadier Darchambeau atteint de brûlures aux mains et au visage, le soldat Dethier souffre également de brûlures au visage. Le commandant du fort ordonne que la batterie contre avions rentre au fort. Elle sera installée sur la superstructure du fort avec des volontaires équipés de fusils-mitrailleurs. Un trimoteur ennemi, volant à basse altitude, est pris à partie par nos hommes. Touché, il est obligé de faire un atterrissage dans la campagne. Deux mitrailleurs sont blessés : le brigadier Jules Braham et le soldat Westphal. malheureusement, nous avons aussi un observateur qui vient de se faire tuer au charbonnage de Trembleur : le maréchal des logis Guillaume Defauw.
Toutes nos coupoles continuent à tirer, la nuit descend sur le fort. Notre deuxième journée a été bien triste avec un ami tué et plusieurs blessés.
Vers 20 heures nous parvient une communication du colonel Modart qui félicite la garnison du fort de Barchon pour les beaux tirs effectués et pour le soutien apporté à la défense d'Eben-Emael. Cette journée a été fatale pour Eben-Emael ; un des nouveaux forts qu'on avait dit imprenable a été liquidé sur deux jours. Bien entendu, on ne s'attendait pas à ce qu'il soit attaqué par planeurs et surtout quand la nuit n'était pas tout à fait tombée.
Et le jour se lève sur le dimanche 12 mai 1940 mais, dans la nuit, après minuit, pour la première fois l'ennemi s'est aventuré aux environs du fort dans les champs de rails et les barbelés. Mal lui en prit. Nos obusiers de 75 ont ouvert le feu avec les boîtes à balles et je vous assure que l'ennemi a foutu le camp comme s'il avait le diable au derrière.
C'est alors que les Allemands commencent à nous tirer dessus. On fait appel aux forts de Pontisse et d'Evegnée pour battre, à tir fusant, certains points que le commandant leur a indiqués, par exemple dans la vallée du Bacsay qui offre à l'ennemi un couloir d'infiltration. Vers dix-huit heures le 1er chef Danthine et quelques volontaires s'en vont en patrouille. Quand ils rentrent après environ deux heures, ils nous rapportent des renseignements précis dont l'emplacement d'une grosse batterie qui tirait sur Pontisse.
De l'abri AC1 nous parviennent aussi de précieux renseignements mais aussi une mauvaise nouvelle, on nous signale que le maréchal des logis Michaux est blessé.
Dans la soirée, une autre mauvaise nouvelle arrive au fort, le brigadier Frans Bonsang a perdu la vie : un éclat d'obus reçu dans la tête près de l'abri BM3.
Et la journée du 13 mai arrive.
Après minuit, d'énormes obus viennent s'écraser sur la carapace du fort et, avant l'aube, les guetteurs signalent des mouvements suspects. L'ennemi s'approche du fort mais celui-ci les reçoit à coups de boîtes à balles de nos obusiers de 75. Malheureusement, vers 10 heures du matin la coupole de 75 du saillant II explose blessant sérieusement le maréchal des logis Kreutz , Fraikin et les soldats Ernotte et Reuter. Ce nouvel incident prive le fort de deux organes de défense rapprochée et c'est aux forts de Pontisse et d'Evegnée de battre le front de gorge et le saillant de tête. Le pilonnage du fort continue à coups de gros obus et je vous assure que ça menait un fameux boucan quand on est dans une coupole et que vous entendez les obus qui ricochent sur celle-ci et vont éclater plus loin. Pendant ce temps, nos canons continuent de tirer de plus belle sur des objectifs signalés par les autres forts et nos observateurs. Aux environs de 22 heures, on nous signale que les grosses batteries qui nous tirent dessus sont installées aux environs de Lorette. Aussitôt dit, aussitôt fait, nos deux coupoles de 105 les réduisent au silence. Comme ça se calme un peu, nous prenons un peu de repos. Nous sommes littéralement crevés.
Nous voici le 14 mai. C'est une journée qu'on n'est pas prêt d'oublier. D'abord, bien avant le jour, la patrouille Danthine sort à nouveau et je vous assure que sortir du fort entouré d'ennemis, il faut le faire ! Quand ils rentrent, le jour se lève. Ils nous ramènent encore de précieux renseignements. Vers 9 heures 30 commence le premier bombardement par avion.

On entend d'abord un hurlement de sirène puis l'explosion de la bombe sur la carapace du fort. Celui-ci tremble sur ses fondations, la peur nous prend au ventre et nous descendons dans les couloirs qui conduisent à la tour d'air. Nous croyons que nous y sommes en sécurité et ce qui nous vient à l'esprit c'est le fort de Loncin en 1914 où plus de 300 soldats sont toujours dans les entrailles du fort. Enfin, après deux bombardements, qui se terminent aux environs de 11 heures, on respire.
Le commandant Pourbaix fait l'inspection de notre vieux fort, celui-ci a tenu le coup. À part qu'il y a d'énormes entonnoirs sur la terre qui entoure la superstructure, le béton a bien résisté. Il est un peu fendu mais nous sommes quand même rassurés.
Une coupole de 150 en a pris un coup, la pièce est calée et le béton qui l'entoure est fissuré ce qui lui donne une légère inclinaison. Elle ne pourra peut-être plus servir. On a trouvé une grosse bombe tombée dans le fossé. Elle s'est cassée en deux sans exploser. On estime que le poids des bombes tombées sur le fort s'élève à au moins mille kilos. Et l'après-midi, ils remettent ça ! Décidément, ils veulent nous mettre à genoux mais on leur prouve que la garnison n'est pas encore prête à se rendre, ses canons continuent à les tenir en échec. Au total, nous avons quand même deux obusiers de 75 hors service, une coupole de 150 désaxée, l'autre de 150 que l'on répare et une fissure très large où l'on voit même l'extérieur. Elle est colmatée avec du béton à prise rapide. Les stukas ont pulvérisé le mur de contrescarpe sur une longueur d'environ dix mètres. Malgré tous ces bombardements, nos canons de 105 font du bon travail. Le colonel Modart nous signale que, sur le champ d'aviation de Bierset, l'ennemi débarque avec des avions de transport de troupes. À coups de 105, on fout le feu à ces oiseaux de malheur. Il était environ 18 heures quand ce communiqué nous est parvenu.
Et la patrouille du 1er chef Danthine sort de nouveau... On peut dire qu'elle fait du bon travail, il faut le faire !
Il est environ deux heures du matin, ce 15 mai, quand l'on nous signale du P.O. cuirassé que des groupes d'Allemands essayent de s'infiltrer autour du fort. Mal leur en prit, la coupole de Mi. Et de lance-grenades ainsi que les deux coupoles de 75 restantes ouvrent le feu, ce qui les fait déguerpir.
Très tôt, ce matin du 15, on envoie quelques hommes pour obstruer la brèche dans le mur de contrescarpe du saillant III (brèche qu'une bombe avait faite le jour avant pendant un bombardement par avions). On y constitue un barrage avec du fil de fer barbelé et des mines antichars.
Le fort est toujours bombardé par obus. Aux environs de 10 heures du matin, une patrouille de volontaires se prépare à sortir. Elle est composée du sous-lieutenant Mans, du maréchal des logis Ghislain et des soldats Levecque et Grevesse. Malheureusement, à l'intersection des routes Barchon-Visé, le soldat Grevesse s'écroule et est tué. Les autres sont copieusement mitraillés mais parviennent à rentrer au fort vers 11 heures. C'est seulement quand ils sont rentrés qu'ils s'aperçoivent que le soldat Grevesse manque à l'appel. Quand ils ont été mitraillés, ils se sont dispersés pour éviter de se faire tuer. Mais on s'était aperçu que c'était à partir de la tour de l'église de Barchon que les Allemands avaient ouvert le feu sur la patrouille. Le sous-lieutenant Mans et le maréchal des logis Ghislain décident de ressortir de l'ouvrage pour aller à la recherche de leur camarade. C'est alors qu'ils se sont aperçu que celui-ci avait été tué. À coups de 105, le clocher et ceux qui se trouvaient dedans ont été réduits en miettes.
Dans la soirée, on nous signale de tirer sur le champ d'aviation d'Ans où les Allemands se ravitaillent et viennent ensuite lâcher leurs bombes sur les forts de Liège. C'est la coupole de 150 qui se charge de ce travail et ce, très tard dans la nuit.
La journée du 16 mai commence par un tir de boîtes à balles sur les glacis du fort, le Allemands tentent de se rapprocher le plus près possible de l'ouvrage mais nos observateurs les ont aperçus. Une patrouille composée du maréchal des logis Appeltans et de quelques volontaires sort vers 4 heures 30 et rentre vers 5 heures pour aller recueillir les renseignements qui nous manquent. Vers 8 heures du matin, le commandant Pourbaix réunit ses hommes dans la galerie centrale pour nous communiquer le message qu'il vient de recevoir du roi Léopold. Celui-ci disait : « Colonel Modart, commandants des forts, officiers, sous-officiers et soldats de la position fortifiée de Liège, résistez jusqu'au bout pour la patrie. Je suis fier de vous. Léopold ». Ce message et les quelques mots que le commandant adresse en plus à toute la garnison remontent le moral de toute la troupe et tout le monde retourne à son poste pour se donner à fond à la défense de notre terre wallonne et de notre pays.
Au cours de cette journée du 16 mai, l'abri AC1, commandé par le maréchal des logis Colson, nous envoie de précieux renseignements. Il nous signale une colonne d'environ 200 soldats ennemis sur la route de Haccourt-Vivegnis et c'est à coups de 105 qu'ils fuient dispersés. Les grosses pièces continuent aussi à tirer sur l'aérodrome d'Ans.
Vers 16 heures, le bombardement reprend de plus belle. Des obus de tous calibres nous tombent dessus, certains de ces obus sont des 305 et, à chaque impact, le fort tremble mais sa carcasse de béton tient bon. Nos coupoles de 75 et 105 continuent toujours à tirer mais celle de 150 a souvent des ennuis, le plateau de direction vient encore de sauter. Depuis le bombardement du 14 mai, cette pièce a souvent des incidents mais elle est vite réparée par nos mécaniciens ; ce sont souvent les goujons de ce plateau qui se cisaillent.
Tout doucement, la journée du 17 mai arrive et nous nous rendons compte que les derniers jours de notre vieux fort approchent.
Le bombardement reprend de plus belle au lever du jour. Ça promet ! Il s'arrête vers 10 heures 30 et ce sont les avions en piqué qui recommencent pendant presque six heures. Après une heure de répit, le pilonnage recommence et dure encore trente minutes. Après le bombardement, le commandant sort du fort pour une inspection, les fossés sont méconnaissables. Ils sont remplis de tas de terre et de béton parfois à plus de deux mètres de hauteur. On doit mettre des équipes à l'ouvrage avec des pelles et des pioches pour déblayer. Ce travail est souvent interrompu par les aviateurs allemands qui viennent nous mitrailler.

À un moment donné, nous dégageons une sortie d'égout en face de l'infirmerie quand nous sommes pris à partie par un avion[1]. C'est la course pour rentrer au fort. On voyait, devant nous, les balles qui ricochaient sur le béton et pour ouvrir la porte d'entrée nous la poussions au lieu de la tirer. Je vous assure qu'en ces moments-là on ne cherche qu'une chose : sauver sa peau.
Vers 17 heures, de nouveau le bombardement par avions. Cette fois, ils ont des bombes de fort tonnage ainsi que des paquets qui s'ouvrent au contact du sol et dégagent une épaisse fumée. C'est à ce moment que, me trouvant avec Joseph Simonis dans le sas des obus de 105, la porte de celui-ci vient à sauter hors de ses gonds. Nous sommes bel et bien prisonniers dans le sas, nous hurlons tous les deux pour que l'on vienne nous délivrer. À mains nues, on essayait d'ouvrir la porte, on a même essayé de passer par le monte-charge qui transportait les obus vers la coupole. Et les bombes tombaient toujours sur le fort... Le hurlement des sirènes, que les stukas faisaient en piquant sur le fort, nous rendait fous. Enfin, après un temps qui nous parut des heures, un camarade nous a entendus et, avec un levier, est parvenu à ouvrir cette porte. Je vous assure que, quand vous vous sentez coincé comme ça, vos pensées se tournent vers votre maman (je crois même que nous avons crié après). Après toutes ces émotions, nous nous reposons un moment. Cette journée du 17 mai (que je n'oublierai jamais) se termine vers 22 heures par une série de tirs d'armes automatiques. Sur le fort, quelques copains tirent sur tout ennemi qui se profile. Bien entendu, celui-ci répond avec ses armes.
L'aube du 18 mai se lève et, déjà, le fort est bombardé par des obus de gros calibre et par des tirs à obus de rupture vers le P.O. et les coupoles. Vers 6 heures du matin, le brigadier Raemakers est blessé à son poste d'observation. Un peu plus tard, c'est la coupole de 105 droite qui est touchée et mise hors service. Malheureusement, nous avons quatre blessés légers. Ce sont les soldats Granry, Lemmens et Mellemans ainsi que le maréchal des logis Mertens. Le lieutenant Jungling va s'installer au P.O. cuirassé pour diriger le tir des coupoles qui sont encore à peu près en bon état. Notre coupole de 105 gauche n'a plus que quelques obus. Notre brigadier Tony Deprez, qui était avec nous pour approvisionner la coupole en obus, nous quitte et va se mettre à la disposition des gars de la tour d'air. Malheureusement, il se fait tuer par une balle tirée vers les trous de visée du fusil-mitrailleur. Atteint aux reins, ce camarade que nous avons eu avec nous à la coupole de 105 gauche était la bonté même. C'est avec une grande tristesse que nous avons appris sa mort.

Vers dix heures, de nouveaux bombardements par avions. On sent que l'ennemi veut en finir avec nous. Après les avions, les obus, puis de nouveau les avions ; on tient toujours, ce qui doit les faire rager.
Vers 11 heures, nous tirons les derniers obus de 105. Les bombardements continuent, ce sont des milliers d'obus et des tonnes de bombes qui nous tombaient dessus. Vers midi, plus rien.
C'est alors que, du poste d'observation, on voit pointer un drapeau blanc. Ce sont des parlementaires allemands qui demandent à être reçus par le commandant du fort. Le commandant Pourbaix et le lieutenant Jungling les reçoivent. L'officier ennemi, qui le premier prend la parole, demande à parler au colonel ou au major. Le commandant Pourbaix lui réplique qu'il n'y a pas d'officier de ce grade d'où l'étonnement de l'officier allemand. Celui-ci fait traduire par l'officier interprète le message dont il est porteur : « Nous sommes des parlementaires officiellement désignés par le général de division pour venir demander la reddition de votre fort. Nous sommes chargés de vous dire que les troupes allemandes qui se trouvent devant le fort sont remplies d'admiration devant votre courage et votre ténacité au cours des huit jours de siège écoulés. Mon général affirme que la garnison du fort recevra les honneurs de la guerre et que les officiers pourront conserver leur épée. Les officiers allemands garantissent aussi qu'aucun officier du fort ne sera fusillé. Nous avons rassemblé autour de ce fort des quantités considérables de canons et de moyens de destruction tels que toute résistance de votre part est désormais impossible et inutile. Vous devez vous attendre à être bombardés, dorénavant, par obus et bombes de tous calibres d'une manière continue. Nos grosses pièces d'artillerie n'ont fait, jusqu'à présent, que régler leurs tirs. Quand elles passeront à la destruction, votre situation deviendra rapidement intenable »
Le commandant Pourbaix qui, impassible, avait écouté l'officier ennemi répondit simplement : « Je ne rends pas le fort ». Le lieutenant Jungling n'avait rien dit mais je crois qu'il aurait étranglé ce parlementaire allemand. Quand il est rentré dans le fort, il était blanc comme la mort et je vous assure qu'il rageait. Le commandant Pourbaix, sitôt rentré, communique à tout le personnel présent ce qu'il vient d'entendre et ce qu'il a, répondu aux parlementaires ennemis. Tous manifestent, par des acclamations enthousiastes, leur accord avec leur chef.
Vers 12 heures 45, le conseil de défense se réunit. Il est composé du commandant Pourbaix, du lieutenant Jungling, du lieutenant-médecin Dessart et du sous-lieutenant de réserve Mans. Le conseil décide de défendre le fort et de résister jusqu'à la limite des possibilités sans, toutefois, sacrifier des hommes inutilement.
À partir d'une heure, ça recommence, ils y mettent le paquet. Les obus tombent sur le fort de tous les côtés. J'étais, à ce moment, à la coupole Mi. et j'entendais ricocher les obus sur la carapace de celle-ci. Je vous assure que ce n'était pas de la tarte. À un moment, un énorme projectile s'abat en plein sur la coupole de 75 saillant III la mettant hors service. Par miracle, personne ne fut blessé. Reste seulement la coupole 75 saillant1 qui continue à tirer sur tout ce qu'elle voit. C'est un véritable ouragan d'acier qui s'abat sur le fort, à l'extérieur ce n'est que du feu et de la poussière. On s'attend à ce que les voûtes du fort cèdent et que celui-ci s'enfonce dans la terre. Mais, malgré tout, il tient toujours.

Tout à coup, vers 17 heures, l'orage semble se calmer. On n'entend plus que le claquement des obus de rupture sur tout ce que le fort a encore en bon état comme, par exemple, les embrasures des coffres de tête où le soldat Lemoine est grièvement blessé. Ce camarade de la classe 40 était avec moi dans la même chambrée.
Le commandant Pourbaix donne l'ordre à la dernière coupole de 75 saillant I de tirer à bout portant sur l'ennemi qui se rapproche de plus en plus. La coupole est touchée ; en plein dans l'embrasure, par un obus de rupture. Elle vole en éclats. Le maréchal des logis Lizin est blessé mais, heureusement, pas trop gravement.
À partir de ce moment toutes les coupoles sont inutilisables. Du reste, il n'y a plus de munitions. La situation est désespérée, l'ennemi est sur le fort, dans les fossés, tout est hors de service. Le commandant Pourbaix fait brûler tous les documents militaires et le lieutenant Jungling est chargé de faire sauter les coupoles pour les rendre inutilisables. Vers 18 heures, le commandant fait hisser le drapeau blanc.
C'est la mort dans l'âme que les vaillants défenseurs du fort de Barchon descendent les escaliers pour se diriger vers la sortie. Au pied de l'escalier, nous voyons pour la dernière fois notre camarade Deprez qui repose dans son sommeil éternel.
Tout de suite, nous longeons le couloir qui se termine au pied de la tour d’air et c'est là que, pour la première fois, nous voyons un soldat allemand (mais alors avec une sale gueule) qui surveillait chaque soldat belge sortant de la tour. Nous nous dirigeons dans la direction de la route militaire, le long des glacis, où nous sommes placés par rangs de trois et c'est, arrivés à cet endroit, que nous apercevons le sinistre drapeau à croix gammée planté sur le massif central. Les blessés, qui étaient restés à l'infirmerie à l'intérieur du fort, avaient été oubliés. C'est avec quelques volontaires et des soldats allemands qu'on les a sortis et dirigés vers un hôpital pour y être soignés. Pendant ce temps, les Allemands sont arrivés avec des mitrailleuses qu'ils ont braquées sur nous et je vous assure qu'ils nous ont foutu une belle peur. Du troisième rang où j'étais, je me suis retrouvé au premier ; on essayait de repasser au troisième et ainsi de suite.
Heureusement ça n'a pas duré longtemps car des officiers allemands sont venus nous faire un discours sur le magnifique et loyal combat que nous avions mené contre eux.
Le commandant Pourbaix et le lieutenant Jungling ont alors reçu, du colonel allemand, leur sabre pour leur bravoure lors de la défense du fort. Pendant tous ces discours et remises de sabres, un soldat allemand, s'adressant à nous, nous dit que nous avions de la chance d'être prisonniers. Étonnés, nous lui demandons pourquoi. « Moi, dit-il, j'ai déjà fait la guerre en Pologne. Qui me dit que dans un jour ou deux je ne serai pas tué. J'ai une femme et deux enfants et je dois marcher ». Le pauvre garçon en avait déjà marre, ce n'était pas, bien entendu, un SS de sinistre réputation



Sources bibliographiques :
https://www.maisondusouvenir.be/joseph_lecane.php
http://users.skynet.be/jchoet/fort/barchon.htm

Source iconographique :
https://www.tracesofwar.com/sights/4623/Fortified-Position-of-Li%C3%A8ge---Fort-de-Barchon.htm
 
 
Note: 5
(1 note)
Ecrit par: prosper, Le: 31/12/19


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