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Rss René Bruaux ou '' l'art du pianiste ''
On n'a jamais encore, croyons-nous, dressé la statistique de ceux qui sont partis vers la guerre à pied, à cheval, en auto, sur un tank, en train ou en avion. Il est bien probable que "Roll" constituerait une catégorie à lui tout seul. Cet ingénieur technicien n'a, en effet, pas trouvé de manière plus originale de s'engager dans la grande aventure que de prendre les commandes d'un tramway. C'était un vieux tramway brinquebalant qui desservait, en 1940, la région du Centre. "Roll" n'a pas trente ans. Il est affecté à une centrale électrique depuis qu'il a obtenu son diplôme d'ingénieur à l'Université du Travail de Charleroi. Quelques mois avant l'explosion du drame, les autorités militaires belges ont dressé, en prévision d'une catastrophe, une liste des hommes en âge de mobilisation qui sont dispensés de rejoindre la caserne où leurs contemporains ont instruction de se présenter. Le carnet de mobilisation de ces spécialistes leur assigne une mission précise. "Roll" doit maintenir sa centrale en fonctionnement jusqu'à l'éventuelle arrivée d'une armée étrangère. Tandis que déferlent vers Dunkerque les divisions allemandes, René Bruaux, dans le soleil insolent de mai 1940, reste donc à son poste. Comme ses instructions le lui permettent, il quitte la Centrale au moment où elle va être occupée. Mais il prend soin de rétablir le courant sur un secteur de la voie vicinale dont les voitures sillonnent le pays noir. Il prend les commandes d'un tramway qu'il dirige seul vers la frontière française, ouvrant et refermant le circuit sur chacun des secteurs qu'il traverse.
Une vieille chanson décrit le guerrier sur son « cheval sellé, bridé, prêt à partir ». Sans doute notre ingénieur n'a-t-il pas un moment pensé à un tel destin!
Dès le 4 octobre 1940 "Roll", parvenu en Grande-Bretagne, est inscrit comme volontaire de guerre à Londres. Le mois suivant, il est au peloton-école de l'Infanterie. C'est un technicien calme et compétent, souriant et plein d'humour. Sa philosophie d'adulte est claire. Il n'aime pas la guerre; il aime moins encore les supérieurs chamarrés et les décorations.


René BRUAUX


Trente ans plus tard, il refusera qu'on mette sur son cercueil celles qu'il a largement méritées, même la Military Cross, la plus recherchée des distinctions de guerre britanniques après la Victoria Cross, dont on sait qu'elle récompense, en principe, des actes héroïques qui ont coûté la vie à leur auteur. Notre ingénieur a vite fait le tour des bureaux et des casernements. Tout cela lui paraît loin de la guerre. Il a, lui, traversé les cohues des réfugiés, il a dans l'oreille les hurlements des Stukas, ces bombardiers dont les sirènes jettent la panique tandis que leurs bombes sèment la mort. Il n'est pas disposé à attendre que sonne l'heure H. Le voici candidat à une mission clandestine sur le continent. On l'envoie à l'école des marconistes clandestins. Les Anglais les appellent les « deubeulyouti », c'est-à-dire les W.T. (pour Wireless Transmitter). Dans le monde de la Résistance, on les appellera plus simplement des "pianistes".
L'aventure de ces hommes, parachutés pour assurer un service de transmission radio entre les organisations clandestines et les états-majors alliés et nationaux en Grande-Bretagne, est l'une des plus dramatiques et l'une des plus discrètes de cette guerre. Elle fut aussi l'une des plus dangereuses, l'une de celles qui connut le plus de victimes.
Quelle que pût être la conscience professionnelle des hommes qui travaillaient dans les centres de transmission alliés en Grande-Bretagne, la solidarité entre eux et ces soldats de l'ombre, jetés en enfants perdus dans des villes et sur des chemins encombrés de polices de toutes espèces, devait nécessairement être fragile. On s'habitue à tout dans un bureau, même à fréquenter quotidiennement, mais par radio et à cinq cents kilomètres de distance, les drames et la tragédie.
Lorsque la transmission n'est pas impeccable, on s'énerve, on demande la répétition des séquences mal perçues. On s'accommode d'ailleurs mal à l'échelon suivant, celui de l'utilisation du renseignement, d'une réception qui souffre d'une certaine imprécision.
Pendant ce temps-là, celui qui tapote le bouton de son émetteur voit parfois tourner autour de sa « planque » les voitures du repérage goniométrique et les policiers, revolver au poing, de l'occupant.

La transmission radio est l'un des secteurs de la guerre clandestine qui a le plus évolué au cours des soixante mois de guerre. Les premiers "pianistes" parachutés apportaient avec eux un émetteur grand comme une valise de taille moyenne.
Les problèmes du parachutage de l'homme et d'un tel bagage étaient déjà fort malaisés à résoudre. Par la suite, ils devaient disposer, pour émettre, d'un local relativement distant de sources diverses de brouillage, depuis les installations industrielles jusqu'à un atelier de réparation automobile. Les centres de réception étaient surchargés de communications clandestines de toutes sources. Les exigences horaires des uns et des autres venaient encore aggraver les risques.
A la fin de l'occupation, les S-phones avaient le volume de deux boîtes de cigares. Il s'agissait de véritables émetteurs de radio. On y parlait avec un destinataire qui était souvent un enregistreur placé dans un avion. L'appareil survolait à l'heure prévue la région d'où devaient partir les émissions.
Pour l'ennemi, l'opération était avant tout un problème de triangulation. Une fois déterminée la zone dans laquelle se trouvait l'émetteur, il était aisé de réduire le champ des recherches. Et comme, après tout, les quartiers très propices à l'émission n'étaient pas extrêmement nombreux, il est plus d'une fois arrivé que, cherchant un premier émetteur plus ou moins localisé déjà, les services de repérage tombent miraculeusement sur un autre "pianiste" qui ignorait tout - comment y aurait-il eu une quelconque coordination ? - des activités toutes proches d'un "collègue" qui avait échappé personnellement au risque mais qui avait "pollué" un quartier, une rue, un endroit isolé.
Le "pianiste" dont on va raconter l'aventure n'est peut-être pas un des plus importants, ce n'est peut-être pas lui qui émit les messages qui ont déterminé des actions de guerre victorieuses ou protégé d'autres opérations.
Le portrait de « Roll » est sans doute, par contre, celui du "pianiste" humainement le plus extraordinaire que les réseaux belges et français aient connu. On l'appelait, vous le savez, « Roll ». Tout le monde l'appelle « Roll »: les bureaux de Londres, ses compagnons de combat et même les services allemands qui ont vite découvert qu'ils avaient affaire à un personnage d'envergure. Mais à l'état-civil, dans sa centrale électrique comme pour ses voisins, il s'appelle René Bruaux.

Au printemps de 1941, l'un des premiers parmi les « parachutés », il atterrit dans la Somme.
Les relations entre les états-majors britanniques ou belges de la guerre clandestine et le pays occupé sont encore fort limitées. Pendant que les officiels, les missions militaires, les services de l'ambassade et des consulats, gonflés de volontaires plus ou moins compétents, s'affairent à accueillir des réfugiés civils et militaires, la bataille de Londres impose ses priorités. Quelques héros - et parmi eux des pilotes français et belges - tiennent en échec la Luftwaffe de Goering et anéantissent les plans hitlériens de débarquement.
Par Lisbonne, par Stockholm, des journaux apportent les informations que la censure nazie et la docilité des « journalistes collaborateurs » laissent filtrer. Quelques officiers, quelques fonctionnaires, quelques industriels gagnent l'île, chaque nuit bombardée par les escadrilles à la croix gammée.
Ce qui, dans le pays occupé, se structure, s'essaye à contrecarrer les plans de l'ennemi est, là aussi, embryonnaire et souvent maladroit.
« Roll » reçoit la mission de rejoindre le Service « Zéro » , un des premiers mouvements de la Résistance et qui deviendra l'un des plus importants. Il est, à cette fin, envoyé à Roubaix qu'il atteint en tramway (c'est une vocation !) depuis Lille où il est arrivé après avoir, conformément aux instructions reçues, camouflé la toile immense de son parachute, son appareil d'émission et son léger bagage dans un cimetière de village. Le risque était à tout prendre, minime, que la famille bourgeoise, dont la chapelle funéraire a eu la porte fracturée, vienne s'y recueillir avant que les émissaires de Paul Joly soient venus récupérer les précieux instruments et les bagages tombés du ciel.
Au coin de la Grand-Place de Roubaix, le Café de l'Univers est un établissement distingué et discret.
Joseph Verbert, qui l'exploite pour compte d'une brasserie dans laquelle il a des intérêts, a épousé une Allemande; Madame Verbert sera plus patriote et plus française que n'importe quel Français. Sa présence sauvera un certain nombre des clandestins camouflés dans les étages de l'immeuble ou assis derrière un ersatz de café à une table de l'établissement.
Dans la rue voisine, à cinquante mètres, les fleuristes Berrodier constituent un deuxième refuge et un autre centre d'action patriotique; ils paieront d'ailleurs de leur vie, dans un camp d'extermination, l'héroïsme dont ils ont fait preuve dès les premières heures de l'occupation. C'est par les Verbert et par les Berrodier, c'est par le Café de l'Univers et tout un monde de patriotes français regroupés autour de Paul Joly, disparu lui aussi dans les camps nazis, et de Joseph Dubar, qui deviendra l'un des résistants les plus célèbres d'Europe sous le nom de «Jean de Roubaix » ou de «Jean du Nord », que sont passés, dans les premiers mois de 1941, des aviateurs belges désireux de rejoindre leurs camarades dans les escadrilles de la Royal Air Force. L'un d'eux, Georges Hansoul, a organisé ces premiers voyages clandestins. La tâche lui avait été facilitée du fait que la famille de sa femme était propriétaire d'une de ces importantes pâtisseries-boulangeries-restaurants qui, dans les deux rues qui longeaient l'ancienne gare du Nord à Bruxelles, servaient de salle d'attente, de consigne et de lieu de repos aux provinciaux venus dans la capitale. Le réseau «Caviar» («Caviar» est le nom de guerre de Paul Joly) a conduit «Roll» à Bruxelles. Pour cela, on prend un tramway de Roubaix jusqu'au poste-frontière de Néchin-la-Festingue où un groupe de douaniers et de policiers patriotes facilitent les passages dans l'un et l'autre sens, tandis que du côté belge un autre groupe de patriotes, à Templeuve et à Herseaux, a repéré les maisons ayant une porte de chaque côté de la frontière et les cafés à double issue.
Ainsi guidé par «Jean du Nord », passeur de «Caviar », notre parachuté se verra conduire dans l'imposant palais du Comte de Flandre (dans ce palais est né le roi Albert 1er).
Tapi dans un petit bureau, à l'entresol du palais de la rue de la Régence, un autre « homme de guerre » de modèle inédit gère la plaque tournante des activités du « Service Zéro ».
A ce moment, on l'a dit, les bureaux de Londres ne savent pas grand-chose du pays occupé. Ce qu'ils savent est souvent inexact. Aussi « Roll » arrive-t-il avec des instructions de méfiance et de prudence. On a bien raison à Londres de mettre en doute la sécurité des organisations clandestines!

Où sont les professionnels de l'espionnage, du contre-espionnage, du sabotage, de la presse clandestine? On les chercherait en vain. Des amateurs ... voilà de quoi est faite la Résistance. Les gens posés et raisonnables, conditionnés par leurs activités de l'avant-guerre, qui conçoivent à Londres les consignes de sécurité, les règles de cloisonnement (bien théoriques), imaginent que leurs parachutés ne devront guère compter que sur eux-mêmes pour se protéger et pour durer le court laps de temps dont leurs planifications leur font crédit.
A vrai dire, si on les avait interrogés, les dirigeants du « Service Zéro » auraient vite reconnu eux-mêmes la faiblesse de leur organisation de sécurité.
< Roll» a d'autres moyens. Il est porteur d'un code. Il a des instructions précises avec un horaire d'émission et d'écoute.
En ce début de 1942, pour les clandestins, le code est un livre. Pas mal de « dépêches » restaient ambiguës ou incomplètement décodables. Et, plus d'une fois, les centres d'écoute britanniques ont cru déceler, dans les séquences transmises, l'erreur voulue qui avait été prévue comme un signal d'alerte que le "pianiste" introduirait dans ses transmissions s'il était obligé d'émettre sous contrôle d'un ennemi qui se serait emparé de lui. Heureusement, cette « conversation-radio », et la possibilité d'en écouter à plusieurs reprises les enregistrements, fournissaient d'autres éléments de contrôle. Chaque W.T. a, en effet, sa manière personnelle de frapper la touche de son émetteur-morse. Il a un doigté comme d'autres ont un accent ou un timbre de voix distinctifs. C'est pourquoi sans doute, d'une manière qui reste inexplicable, mais dans un souci peut-être honorable d'accorder une priorité à la sécurité d'un agent formé sur la sécurité de ceux auxquels on l'envoie, le "pianiste" a reçu instruction, s'il est arrêté, d'accepter de continuer à émettre pour compte des polices ennemies. Celles-ci sont toujours soucieuses « d'intoxiquer » les destinataires alliés et de fausser les renseignements dont ces derniers disposent.
Tout au plus a-t-il été avisé, comme on vient de l'indiquer, qu'en faisant une erreur de codage toutes les septièmes lettres, ou bien en se trompant volontairement au seizième groupe, il préviendra Londres qu'il n'émet plus librement. Les "pianistes", Londres le sait, eux-mêmes le savent, courent des risques tels que leurs chances de survie sont courtes.
Le service «Zéro» s'est efforcé de garantir la sécurité de « Roll ».
Un groupe de gendarmes patriotes, conduit par l'adjudant Henri Delvosal, a été constitué pour la protection du "pianiste". Delvosal se donne à cette tâche risquée. Mais il est surveillé à l'intérieur de la gendarmerie. Ses officiers, sans
« collaborer », comme l'a fait leur chef de corps, sont prudents.
Ils entendent bien ne pas compromettre - on peut les comprendre - l'action essentielle des services d'ordre dans des activités de résistance. Aussi Delvosal ne dispose-t-il d'aucune facilité; il doit cumuler son rôle de chef de la sécurité de « Zéro » avec ses missions professionnelles. Il y laissera sa santé. Rongé par un cancer, il devra un jour fuir et, probablement
(car on a perdu sa trace), a-t-il disparu en tentant de traverser les Pyrénées après avoir été soigné près de Lyon par une
« antenne» française de « Zéro ».
Henri Delvosal ( «Gilbert» pour les hommes de « Zéro») a confié la sécurité de « Roll » et de ses émissions, dont chacune se fait dans un appartement différent et à des heures irrégulières, à l'un de ses gendarmes, François Malmedy. François, lui, va mourir pour « Roll ».

Le drame s'est noué le 2 mai 1942. C'est un samedi, un samedi où le printemps s'annonce, où la vie paraît chargée d'espérance. François a porté pour le "pianiste", que l'on sépare autant que possible de son dangereux matériel, la valise contenant le poste émetteur, à l'avenue du Derby dans un appartement dont les occupants, les demoiselles Drapier sont membres du « Service Zéro ».
C'est la première fois que « Roll» émet depuis ce quartier bruxellois de l'avenue des Nations que l'on rebaptisera, après la guerre, avenue Franklin Roosevelt. On saura plus tard que le quartier est surveillé par les camionnettes de la radiogoniométrie policière, parce qu'un autre "pianiste" y a émis plusieurs fois pour compte d'un autre réseau. Il fallait, à cette époque, entre trois et cinq minutes pour que les services d'écoute londoniens signalent qu'ils étaient prêts à enregistrer (en 1943, cette dangereuse période d'appel sera réduite à moins d'une minute). Or, cinq minutes suffisent aux camionnettes de la police pour cerner le quartier. Un quart d'heure après que « Roll » eût commencé ses émissions - qui n'eussent jamais dû être prolongées aussi longuement! - les demoiselles Drapier s'aperçoivent que les Allemands, qui n'ont pas encore identifié la maison où travaille le "pianiste", font le tour du bloc de maisons.
Londres, sereinement, demande pendant ce temps que soient répétés certains groupes de lettres mal captés. « Roll» répète ... Après quoi, François Malmedy emporte le poste émetteur par les jardins à l'arrière du bâtiment. Le revolver d'ordonnance du
"pianiste" et la fausse carte d'identité qu'on lui avait faite à Londres à la veille de son parachutage, sont aussi dans la valise.
L'imprudence est grave. Il eût fallu détruire ce document. Il s'agit, en effet, d'une carte d'identité « française » émanant théoriquement d'une mairie du Pas-de-Calais. Elle est parfaitement imitée.
A un très petit détail près! La signature du fonctionnaire qui a délivré ce document, indispensable à l'obtention des tickets requis pour entrer dans un restaurant ou un magasin, est surmontée des mots: « l'officer de l'état civil », au lieu de «officier ».
Jean Moens, qui a accueilli le parachuté au sein de «Zéro », connaît les mauvaises fausses cartes.
Un autre parachuté, déjà, en était porteur et Londres, dûment avisé, ne les utilise plus. Mais, pour « Roll », c'est un talisman. Il n'a pas voulu le détruire ... « Roll » suit son garde du corps à distance.
Il voit un policier en civil aborder François Malmedy, lequel lui décoche un coup de poing en pleine figure avant de fuir à toutes jambes à travers l'avenue des Nations, vers les taillis du bois de la Cambre, tout proche. Hélas, le policier a sorti son revolver. Au deuxième coup, François Malmedy s'effondre. Il est emmené dans une voiture de police par la douzaine de gestapistes qui cernaient le quartier. Ils croient tenir le "pianiste" qu'ils guettaient. «Roll» n'a pas été remarqué. Il erre toute la journée dans les rues de la ville, n'osant pas rentrer rue Victor Hugo chez cet autre membre du réseau qui a accepté de le loger.
Le soir même, il fera le récit du drame à Louise Delandsheere, « Françoise » dans la clandestinité, que son chef a chargée déjà d'essayer de sauver François Malmedy. Ce dernier, avec une balle dans le poumon, a été transporté dans un hôpital de campagne. Il y sera très bien soigné, pour permettre aux polices d'occupation de le questionner rapidement, de le torturer... de se heurter à l'héroïsme du gendarme dont ils ne tireront aucune information. Ils se décideront finalement à l'exécuter.
Mais, désormais, ils possèdent une photo de « Roll ». Ils connaissent le nom sous lequel il a été parachuté. Caché par le
« Service Zéro » chez un de ses plus remarquables chefs régionaux, le notaire Dehem à Dour, « Roll » a instruction de se faire oublier: la guerre n'est pas un jeu de boyscouts !!
«Roll» reprendra plus tard sa mission. Mais, à son tour, le notaire Dehem est arrêté. Il ne reviendra pas du camp de concentration où l'auront conduit son appartenance à « Zéro » et son courage.
Le chef du Service « Zéro », qui a entretemps fait un aller-retour clandestin à Londres, décide d'évacuer « Roll » devenu trop dangereux. « Jean du Nord » vient chercher le "pianiste" comme il l'a amené.
Il le conduit à travers les frontières et les zones interdites vers le sud de la France où Pierre Bouriez, sous le nom de
« Sabot », gère des réseaux de passage des Pyrénées qui sont parmi les plus importants. Entre « Sabot » (à Montpellier),
« Jean du Nord » (à Roubaix) et « Walter », chef de «Zéro » (à Bruxelles), la liaison est régulière. Retour de Londres,
« Walter » installera à Lyon et à Grenoble ce qu'on appelle le P.C.B. (Poste de commandement belge) pour lequel, très vite, il va récupérer « Roll ». Le "pianiste" n'a, en effet, aucune envie de rentrer en Grande-Bretagne. Il a, comme la plupart des combattants, une piètre opinion des « gens de bureau ». Il veut continuer à servir. Il veut, surtout, venger François Malmedy dont il soupçonne le martyre.
Mais les conditions d'émission se sont aggravées. L'accent borain de « Roll » le rend très repérable dans le Dauphiné et en Savoie. Une jeune Française, membre du « Service Zéro », Violaine Hoppenot, dont le père, ambassadeur de France, a rallié de Gaulle, se charge désormais de la sécurité du "pianiste". Tout comme l'avait fait avant elle, en Belgique, François Malmedy.
À Grenoble, à Chambéry, à Challes-les-Eaux, à Saint-Gervais-Le Fayet, « Madame Dusoulier » (c'est le nom que porte la carte d'identité de Violaine !) surveille les émissions, transporte le matériel d'émission, tire là où il le faut un câble d'antenne. Le "pianiste" a repris ses contacts. Après avoir travaillé pour Georges Orel, gérant du Consulat de Belgique à Lyon, qui sera abattu par les Allemands un peu plus tard à Chambéry, il assume dorénavant, avec le concours de deux autres "pianistes" qui ont été parachutés après lui, l'ensemble des communications de divers réseaux belges de renseignements qui confient leurs messages à « Zéro » en Belgique, assurés qu'ils sont que très rapidement, de quelque part, l'infatigable
« Roll » les «passera» vers Londres. « Walter » et « Roll », Violaine et quelques autres, occupent à Grenoble, dans une impasse appelée Chemin-Jésus, un petit appartement, presque un taudis, qui leur sert de refuge suprême. Aucune émission jamais n'y aura lieu, pour qu'il leur reste un « dernier refuge ».

En Belgique le Service « Zéro » a de nouveaux responsables. « Françoise » et « Léopold », qui furent les adjoints du chef à l'époque où « Roll » travaillait pour ce service, ont à leur tour pris le chemin de la prison. La « Libre Belgique » clandestine a été séparée des autres activités de « Zéro ». Elle est confiée à Mathieu de Jonge, qui a pris le nom de
« Malvaux », et qui, à son tour, prendra le chemin du sinistre camp de Mauthausen où il sera le cobaye des horribles expériences médicales des médecins S.S.
Après quelques mois d'occupation, les services allemands de Paris ont constaté qu'il existait dans la France Nono des centaines d'émetteurs clandestins. Les messages sont enregistrés et décryptés, au moins pour certains d'entre eux. La plupart finiront par l'être lorsque "le pianiste", ayant été arrêté, suivra les inexplicables instructions que les moniteurs britanniques donnaient aux parachutés de cette espèce et aura accepté de « se retourner » et d'émettre pour compte de ses geôliers.

A partir du 11 novembre 1942, l'armée allemande ayant occupé la zone dite libre, la multiplicité des contrôles de toute espèce prendra, en zone libre, comme c'était précisément le cas en France occupée, une puissance très inquiétante.
« Roll », lui, émettra de l'immeuble même où se trouvent installées les polices d'occupation. Mais à Grenoble.
La capitale du Dauphiné est en zone d'occupation italienne. Le régime y est fort différent de ce qu'il est à Lyon, zone d'occupation allemande. Entre février 1942 et le début de 1945, passeront ainsi deux cent cinquante-six messages. Le chiffre mérite qu'on s'y arrête. Deux cents cinquante-six fois, l'appel du "pianiste" a éveillé l'attention des services d'écoute en Grande-Bretagne, pour lesquels « Roll » est devenu l'un des correspondants les plus connus, les plus sûrs, les plus abondants.
Deux cent cinquante-six fois aussi, les services de contrôle allemands, qui ont renforcé leurs équipes dans le Dauphiné et dans la région lyonnaise, parce que « Roll » est, également pour eux, un correspondant dont ils savent tout (ils ont sa photo et ils veulent s'emparer de lui), ont lancé leurs voitures, leurs espions, les collaborateurs à sa capture. « Roll » a la baraka. Rien n'est plus dangereux. Les messages de « Walter », comme d'autres émanant de l'un des plus brillants parachutistes du service belge, Pierre Vandermies, qui joue un rôle d' « inspecteur des postes » (la clandestinité devient une administration), mettent les bureaux de Londres en demeure d'être moins exigeants et plus prudents. Le jour de Noël 1942,
« Roll » a émis pendant une heure et demie dans la matinée. Londres l'a rappelé dans l'après-midi pour se faire préciser certaines émissions.
Ce sera cette fois pour quarante minutes. Comment le "pianiste" a échappé aux services de repérage n'est explicable que par le fait que ce jour-là, probablement, les services en question essayaient de se souvenir, exilés qu'ils étaient dans un pays ennemi, de ce qu'eût été Weihnachten à la maison.
Mais on ne fait pas impunément ce métier. « Roll » s'épuise. Un jour, son chef le trouvera évanoui de fatigue et d'énervement sur son poste. « Roll » - raconte « Walter » - mon radio bougonnant, me gêne quand il me regarde en souriant. Lorsqu'il m'a été parachuté en Belgique, les gens de Londres l'avaient muni de consignes de méfiance à mon endroit.
Après deux jours de clandestinité commune, il m'a fait confiance. Il m'a tout dit. Voici près d'un an que nos risques s'appuient les uns sur les autres. Lorsqu'à mon tour je suis parti vers Londres, il m'a reparlé de l'émigration belge, des services anglais, des rivalités de bureaux, des mesquineries auxquelles n'échappent pas les hommes qui tiennent en mains la vie de nos réseaux et la sécurité de nos agents. Depuis mon retour, nous n'avons jamais reparlé de tout cela. Mais nous nous sentons en même temps plus proches d'avoir vécu la même expérience et plus éloignés l'un de l'autre par cette pudeur d'hommes qui nous retiendra toujours de parler de cet aspect un peu démoralisant de la guerre clandestine. Il m'a percé. Lorsque j'ai peur, il le sent. Lorsque je me retiens de dire et même de penser - cela porte malheur - que, depuis deux semaines, il n'y a eu aucune arrestation, je n'ai pas besoin de le regarder pour savoir qu'il a, comme moi, envie de dire: A qui le tour? Ce soir, nous mangeons à deux, dans le refuge du Chemin-Jésus, les derniers macaronis d'une vaste boîte militaire, don plus ou moins spontané de l'intendance française. Il devait y avoir dans cette boîte suffisamment de « coquilles » pour assurer les repas d'une division en manœuvres.

Cela fait deux mois que nous les cuisons dans le produit triste d'un robinet marqué «eau non potable» Le système est excellent. Notre appétit du soir a fini par rétrécir à la mesure de notre monotone menu.»
Finalement «Walter» donne à «Roll» un ordre «formel et militaire».
Il a couru trop de risques! Son émetteur sous le bras, il court depuis des semaines de Chamonix à Chambéry et de Chambéry à Grenoble. Les voitures de radiogoniométrie le suivent à la piste. « Je dois avoir l'air d'un piètre chef », raconte le
« patron» de « Zéro » et du P.C.B. dans ses souvenirs.
« Je préfère ne donner ce spectacle qu'à Roll. Avec Villeneuve et Halloy, il est le seul de la bande à me tutoyer. Il me donne des pseudonymes, usés depuis six mois, que plus personne ne connaît en dehors de lui et de Jean du Nord. Les autres m'appellent « Monsieur » et se lèvent quand j'entre.
Lui tourne la tête pour dire: N.D.D. c'est pas trop tôt. Le saint nom de Dieu tient dans son vocabulaire une place abondante, si elle n'est pas de choix. Pour me faire plaisir, il a réduit le nombre de ses jurons. Ça suffirait encore pour le trahir si la police allemande avait l'intelligence de le faire rechercher sous ce signalement.
« Je me jette à l'eau: « Roll, tu vas préparer tes dernières émissions et refiler les consignes à Bob.
Tu partiras avec Marius pour Mendive dans dix jours. Villeneuve vous servira de guide. »
Roll s'est arrêté de manger. Ses gros yeux saillent. Sa mâchoire se serre. Je préfère ne pas laisser de terrain à la colère qui monte. Je coupe: Voici le câble pour Londres. Veux-tu que je t'aide à le coder?
« La deuxième offensive l'a démonté! Coderai bien tout seul, nom de D ... ». Me voilà soulagé. C'est fait. Il tend la main, prend le bout de papier quadrillé sur lequel j'ai disposé mon texte pour le codage. Son regard n'a pas encore rencontré le mien. Je replonge dans mon assiette de pâtes. Et voilà le rugissement: « Avec des femmes! ». C'est la punition. Je n'avais pas eu le courage de dire que deux de nos camarades, dangereusement compromises, accompagneraient Marius et lui dans la traversée des Pyrénées. La colère remonte. Et toi? Tu vas rester ici? Avec Bob ? J'ai eu grand mal à obtenir de Londres qu'on retarde mon propre rappel. Les arrestations se multiplient autour de nous depuis un mois. De toute évidence, la Gestapo nous cerne. Le filet est tendu. Mais je ne pourrai m'en aller avant plusieurs semaines. Tous les remplacements ne sont pas encore assurés. Je l'explique à Roll qui m'écoute, fermé, sévère, comme un conseil de guerre. Mais la discipline finit par l'emporter. Sans que j'aie eu à prononcer la formule idiote des instructions de Londres, il accepte l'ordre. Il repousse ses pâtes pour coder le message.
Une porte qui claque. Roll est allé se jeter sur son lit dans le dortoir, ancien salon de ce sordide petit appartement où nous nous réfugions pendant les grandes alertes. »
Par une sage précaution, le chef du P.C.B. avait « marié », dans les papiers d'identité qu'il avait confectionnés pour eux, ses deux compagnons et les deux résistantes qu'il était devenu indispensable de mettre à l'abri. Cela allait sauver «Roll» de la prison espagnole.
Le franquisme avait des principes moraux (!). Il assignait à domicile, dans une auberge réquisitionnée, les couples qui se faisaient prendre au passage de la frontière, tandis que les isolés allaient pourrir dans des prisons qui étaient crasseuses, même lorsqu'on les appelait carcel modelo, ou rejoindre à Miranda de Ebro les sinistres casernements où les miliciens franquistes avaient cédé leur place à la cohorte internationale des malchanceux capturés par la Guardia civil à plus de quinze kilomètres des crêtes pyrénéennes.
« Roll » était épuisé. Les contrôles médicaux d'arrivée lui imposèrent une sérieuse période de détente. C'était mal connaître l'homme auquel il suffisait de rappeler qu'il avait été réformé en 1930 pour raisons de santé, pour susciter de grandes et interminables colères au cours desquelles le saint nom de Dieu constituait l'argument principal du propos.

Le 8 mai 1944, à moins d'un mois du débarquement, Roll, rebaptisé « Enton », et « Jean du Nord », qui se trouvaient tous deux à Londres, sont une nouvelle fois parachutés sur le continent.
Il s'agit de deux des grandes vedettes de la Résistance franco-belge; Jean du Nord a fondé, avec son concitoyen roubaisien Paul Joly, le réseau qui en 1942 sera confié à un parachuté baptisé Alex (Gérard Kaisin). L'ampleur, l'efficacité, le sérieux de ce réseau Zéro-France sont tels que, très rapidement, on ne discute plus à Londres les projets et les suggestions qui viennent de Roubaix.
En août 1942, Zéro France est une grande organisation. Son action s'étend dans la clandestinité jusqu'en Vendée et couvre tout le nord de la France. C'est à lui qu'on doit le repérage sur une carte de cent vingt-sept rampes de lancement et de dépôts de fusées V1.
Jean du Nord, provisoirement baptisé Simon (un pseudonyme que personne ne retiendra), et Roll sont ramenés en territoire occupé par une opération Pick-Up, c'est-à-dire qu'ils sont déposés par un petit avion appartenant à la branche française de la Royal Air Force. Ils vont créer le réseau Ali France, indépendant de Zéro France, et plus ou moins intégré au service Zéro belge ... Grâce à Jean du Nord la frontière au niveau de la clandestinité a été abolie depuis longtemps entre la Belgique et la France. Le poste policier et douanier de Nechin-La Festingue est en fait sous le contrôle du réseau des deux côtés de la frontière. La mission de nos deux hommes consiste à évacuer le courrier par voie aérienne, à recevoir des containers et des agents parachutés. Ils assurent la liaison avec le Poste de Commandement des Courriers (P.C.C.) belge pour toutes les organisations belges de France comme pour Zéro-France. Les arrestations s'ajoutent aux désordres divers que la panique d'un débarquement prochain amène l'occupant à susciter. Les bombardements aériens réduisent chaque semaine davantage le trafic routier et ferroviaire. La deuxième mission de Roll rendra de considérables services, même si les événements ont réduit son activité à un temps fort court. Le rapport sur l'ensemble de ces activités que Jean du Nord a établi après la victoire permet de mesurer l'ampleur des succès qui ont pu être rencontrés. Entre octobre 1941, date du premier parachutage au bénéfice du réseau Caviar, et la fin de la mission Ali France, Jean de Roubaix a transporté cent quatre courriers, c'est-à-dire cent quatre paquets de documents de toute espèce. Il a « réceptionné » vingt et un agents parachutés. Un millier de Belges obligés de fuir parce que leurs activités de résistance avaient été repérées, ont été « évacués ». Des sept cents hommes qu'il a été possible, officiellement, de contrôler et qui sont « passés » par ses soins, trois pour cent seulement ne sont pas arrivés en Grande-Bretagne. De la même manière l'historien des réseaux belges de France, Jean Fosty, note que huit dixièmes des Belges parachutés pour la Résistance ont été «réceptionnés» sans accident par Jean du Nord et par ses associés au rang desquels Roll occupe, à la fin de l'occupation, la première place.
La guerre s'achève. Joseph Dubar et René Bruaux ont retrouvé leur identité de temps de paix. Ils ont repris leur tâche quotidienne. Personne ne les y a aidés. Et la vie n'a été facile ni pour l'un ni pour l'autre.
Aucun des deux jamais n'a eu l'idée de s'en plaindre.

Source: "Histoire de Résistants" par William Ugeux paru aux Editions Duculot 1979.
Source photo: ICI
Une information importante m'est parvenu au sujet de Henri Delvosal (Gilbert dans la Résistance)
Cette information m'a été aimablement transmise par M. Bernard Renault, neveu de Gilbert Delvosal. Qu'il en soit ici remercié.
La voici:

Henri a quitté la Belgique le 23 janvier 1943 et a été arrêté à 200 mètres de la frontière espagnole en juillet 1943. Après être passé par Cambo, Bordeaux, Fresnes et Compiègne, il a été déporté à Buchenwald en décembre 1943, puis expédié à Lublin vers le 15 janvier 1944 et on perdra sa trace.
Petite rectification, il n'avait un cancer mais a souffert de pleurésie
.


Je rajoute un écrit intéressant émanant de M.Armand Bruaux (fils cadet de René Bruaux):
Bonjour,
je suis le fils cadet de Roll et d'après les éléments en ma possession et les souvenirs oraux de mon père et ma mère (tous deux décédés à ce jour)le début de l'histoire n'est pas tout à fait conforme à la réalité.
En effet (et contrairement au livre de Mr William Ugeux que j'ai rencontré de son vivant et que je respecte)mon père avait été réformé du service militaire et n'était donc pas mobilisable.
Il avait effectivement reçu des instruction de la direction de l'entreprise qui l'employait (Union des Centrales Electriques du Hainaut- UCEH)l'enjoignant de rester à son poste en attendant la prise en main éventuelle d'une autre autorité.
Le 9 mai 1940 il était encore possesseur d'une moto,une Gillet 500,qu'il a vendue ce jour et avec une partie de l'argent il a acheté un poste de radio par lequel il a appris la déclaration de la guerre le lendemain!Sans doute que s'il n'avait pas vendu sa moto il serait parti à la guerre ainsi.
Mais à ce moment il a reçu d'autres instructions de sa direction lui enjoignant de rejoindre certains autres dirigeants de sa firme qui avaient déjà quitté le siège de Bruxelles à bord d'une luxueuse voiture,une Hispano Suiza et de rallier tous ensemble l'Angleterre.Leur voiture a été abandonnée sur les routes en panne d'essence.
Mon père a effectivement utilisé diverses lignes de trams pour arriver jusque dans le nord de la France (j'essaye d'établir le trajet exact) et a retrouvé ses amis je ne sais où ni dans quelles circonstance et c'est déjà extraordinaire dans la confusion générale.
Tous ensemble ces hommes sont arrivés aux environs de Dunkerke mais ne pouvaient embarquer car seul le corps expéditionnaire anglais était admis en principe et encore moins des civils.
Déambulant sans but dans les rues de la ville avec d'autre but que d'échapper aux bombes et aux mitraillages ils ont trouvé,errante, une petite fille d'une dizaine d'année qui s'exprimait en anglais.Ils l'ont donc conduite jusqu'un poste de garde de l'armée anglaise et comme la petite était la fille d'un haut gradé,celui-ci en reconnaissance a accordé à chaqun de ces hommes un ordre d'embarquement sur un bateau..
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Note: 5
(1 note)
Ecrit par: prosper, Le: 27/11/11


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