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Rss Gaston Masereel, un ''père tranquille''
Tout peut arriver, dit un axiome populaire.
Tout ? Mais encore...

Il y a des gens qui ne peuvent croire que les coïncidences, la rencontre des hasards, sont parfois assez profondément troublants pour inspirer une certaine panique. D'autres sont prêts à trouver naturels tous les hasards, tous les chevauchements d'aventure. Les uns et les autres trouveraient, dans l'histoire de Gaston Masereel, matière à des réflexions auxquelles il serait bien difficile d'apporter une conclusion.

Toute cette aventure est couronnée par un drame qui tient en trois mois. Et elle reste à peu prés incroyable pour ceux qui n'ont pas connu son héros, ou qui n'ont pas eu, en mains, des documents ennemis ou les rapports officiels.

Qui est Gaston Masereel, le héros de notre récit ? Dans le bas de la commune bruxelloise de Forest s'alignent quelques entreprises très modernes et quelques-unes de ces petites usines qui gardent dans leurs bâtiments, comme dans l'activité observable par un passant, le souvenir de l'artisan qui œuvrait ici naguère et que son dynamisme a élevé à un plan de production plus complexe et plus performant. Les Etablissements Masereel sont de cette deuxième espèce.
Et quarante ans plus tard, la petite fabrique d'articles plastiques qui leur a succédé évoque sans peine ce qu'ils purent être en 1940. Une affaire familiale : le père et ses deux fils. Un mode de vie que déjà le progrès commence à mena-cer. Une loyauté industrielle, un souci de rigueur dans lesquels ont grandi les fils Masereel. Albert, l'aîné, dont le père a fait le représentant itinérant de l'entreprise, et Gaston, le cadet, qui est le dirigeant administratif d'une affaire qui occupe une vingtaine d'ouvriers conduits par un ingénieur chimiste.

Gaston est amateur de belles choses et, en particulier, de tapis de prière persans dont il va faire collection dans cet appartement du plateau de «l'Altitude 100» où il s'installera pour s'assurer (à trente-quatre ans car il est né en 1907 ) une indépendance relative à l'endroit de parents très aimés. Il ne s'éloigne que de quelques dizaines de mètres, d'ailleurs, de la villa cossue où s'est déroulée une adolescence à l'abri des soucis matériels. Parmi ses amis - peu nombreux parce que Gaston préfère accumuler des succès féminins -Jean Crèvecoeur, officier de police du quartier, a pris petit à petit une place importante. Or, la guerre venue et, avec elle, l'occupation étrangère, Jean Crèvecoeur, très vite, s'inscrit dans la tradition séculaire de la résistance communale. Elle reste à faire, l'histoire des administrations communales, des polices municipales sous l'occupation. Ce n'est pas que, en Belgique, on nourrisse pour la police une très grande affection. Pas même ce genre de confiance qui fait du bobby l'ami des enfants et de toute la population en Grande-Bretagne. Mais qu'arrive une tension, que naissent des problèmes imprévus, le Commissariat de Police, l'Hôtel de Ville, la Maison Communale deviennent aussitôt les dépositaires des inquiétudes et des espérances collectives. Les occupants s'en sont vite rendus compte qui, au bout de quelques mois, ont renoncé à rechercher l'origine des faux papiers d'identité dont tant de gens étaient munis. La plupart du temps, cette origine était parfaitement administrative. Des Etablissements Masereel d'avant-guerre la police, incarnée par Jean Crèvecoeur, agent de quartier puis commissaire adjoint, est une associée. On lui confie même les projets que l'on nourrit de moderniser l'entreprise, on lui parle de ce qui sera demain la clé de la vie domestique, ces matières plastiques pour lesquelles on a acheté en Allemagne un matériel inédit et coûteux.

Sous l'occupation, la communication se fait dans l'autre sens. Jean Crèvecoeur, par cette sorte d'intercommunale de la résistance et de la générosité qui trace entre les commissariats et les maisons de ville des liens auxquels toutes les polices d'occupation feront en vain la guerre, est mêlé à des chaînes d'évasion de prisonniers français et britanniques. Il obtient de Gaston Masereel un concours de plus en plus large, collecte de vêtements, recherche de logements, escorte jusqu'à la frontière française et parfois au-delà, distribution de journaux clandestins comme ‘’La Voix des Belges’’.

Très vite, Gaston Masereel est un membre de la Résistance. Non pas un membre important ou dirigeant, mais un de ces Belges nombreux auxquels on ne fait pas appel en vain lorsqu'il s'agit de tenir en respect un occupant qui, dans la mesure même où une population un instant hébétée, retrouve son équilibre, apparaît comme un ennemi auquel il ne faut rien permettre.
Il y a des Masereel dans toutes les communes belges. Il y a des Crèvecoeur dans toutes les polices communales. Il y a même une interconnexion entre tous les Masereel et tous les Crèvecoeur, avec la prudence, la discrétion de rigueur.

C'est après la guerre que l'on découvrira qu'un des principaux mouvements de résistance était constitué, pratiquement, par la seule police de la commune de Schaerbeek; c'est après la guerre qu'on découvrira qu'un simple agent de police, comme Charles Blaze, a joué un rôle de liaison extraordinairement efficace. Ce Charles Blaze, précisément, qui organisera un jour une rencontre entre Freddy Veldekens et Jean Crèvecoeur.

Freddy Veldekens est un parachuté. Les services secrets belges de Londres l'ont envoyé sur le terrain pour concrétiser un projet né de notes préparées par François Landrain, qui avait été le technicien de Radio-Schaerbeek, une des radios privées auxquelles la législation belge avait permis une courte existence dans les mois qui ont précédé la guerre, et par Paul M.G. Lévy, premier reporter à la Radio nationale, qui s'appelait alors l'I.N.R. Il s'agit de mettre sur pied la résurrection des émissions, dès que la chose sera possible. Avec Freddy Veldekens a été parachuté Léon Bar qui, lui, servira de ''pianiste''. Il s'agit de loger ce radio, de lui fournir des lieux d'émission et d'assurer la protection de ses dangereuses activités contre les camionnettes radio goniométriques des polices d'occupation. Freddy Veldekens, Marianne, l'un de ses agents (Madeleine Vinck tient une librairie ''Le Bouquin'' 38, rue Emile Bouillot à Ixelles), et d'autres membres du réseau qu'on appellera plus tard «Samoyède», se chargent de trouver les lieux d'émission et de camoufler Bar,devenu ''Baudouin'', pour l'exécution de sa mission dans laquelle il porte le nom de code de ''Dormouse'' ; ''Baudouin'' est logé à Waterloo chez des amis du groupe «samoyède» auprès desquels il joue un rôle de domestique, rôle qui d'ailleurs ne l'amuse qu'à moitié. Aussi, grâce à Jean Crèvecoeur qui a accepté, à la demande de Freddy Veldekens, de transporter et d'entreposer le dangereux matériel d'émissions et de veiller sur le quartier où ces dernières se feront, ''Baudouin'' va-t-il trouver assez rapidement un appartement aux environs de
l'«Altitude 100», dans un territoire que Jean Crèvecoeur connaît professionnellement, pavé par pavé.

Très vite ''Anatole'', c'est le nom du policier forestois dans la clandestinité, mesure qu'il ne peut pas, à lui seul, assurer une protection satisfaisante. A qui s'adresser sinon, avec l'accord de Freddy Veldekens, à son ami Gaston ? Nous sommes en 1943. Bar, le 27 août de cette année-là, a pris un risque déraisonnable. Nanti d'un nouvel appareil émetteur, il néglige d'aviser le responsable de sa sécurité et, de son appartement de l'avenue Alexandre Bertrand à Forest, il émet sans protection et fort longuement. Sa mission est près de prendre fin. Il veut ''liquider'' tous les messages qu'il lui reste à transmettre. Le drame survient à 8 h du soir. Le quartier est cerné.
Bar dit ''Baudouin'', qui cherche à s'échapper par l'arrière de l'immeuble, est jeté au sol d'une balle de mousqueton. Il sera fusillé au Tir National peu après.
Ni ''Anatole'' ni son adjoint Gaston Masereel n'ont été mêlés au drame. Ils n'en apprendront que trop vite le déroulement, car il ne faudra pas longtemps à la police d'occupation pour remonter jusqu'au commissaire adjoint, lequel prend la clandestinité.

''Anatole'' reçoit des chefs de «Samoyède» l'ordre de disparaître. Déjà une première fois, il a été arrêté par l'occupant et a passé quelques semaines à la prison de Saint-Gilles, sous l'inculpation de diffuser des journaux clandestins. Par miracle, il a réussi à obtenir son acquittement par une Haute Cour militaire allemande. Il ne saurait être question de risquer une deuxième arrestation. Et ici va s'établir une connexion avec un autre groupement de résistance, «Tempo». Son leader, Léopold Van de Weyer, est un agent de police de la ville de Bruxelles. Il a refusé de faire son métier sous le contrôle de l'occupant. Avec un agent des Douanes, Arthur Balligand, il a créé une ligne d'évacuation vers la Suisse. Le jour où il s'embarque à la gare du Midi, ''Anatole'' y a fait donner rendez-vous à Gaston. Celui-ci, dans toute l'affaire, s'est conduit comme il se comporte depuis le début de la guerre.
Prisonnier avec son régiment des Grenadiers, il n'a pas cru que son devoir était de se laisser envoyer dans un Stalag. Profitant du désordre des convois de la Wehrmacht expédiés vers l'Allemagne, il est tout simplement rentré chez lui. Ce n'était évidemment pas pour travailler pour l'ennemi.

Les Etablissements Masereel se sont mis en veilleuse, ce qui permettra à l'un de leurs principaux concurrents d'obtenir la réquisition de leurs stocks, et de porter à l'entreprise un coup dont elle ne se relèvera jamais tout à fait.
Cette fois, les dirigeants de la ligne «Samoyède», sachant le destin de Léon Bar et la série d'arrestations qui a suivi celle du ''pianiste'', souhaitent que Gaston s'en aille, lui aussi. ''Anatole'' lui indiquera la filière de «Tempo». Et, quinze jours plus tard, tout simplement, sans avoir dérangé beaucoup de monde, Gaston se présente au Consulat britannique de Genève, où son arrivée sème la panique. Toute son aventure paraît très suspecte, d'autant qu'il entend n'en dévoiler que ce qui est absolument indispensable. Heureusement, Freddy Veldekens et Jean Crèvecoeur sont sur les bords du lac, et ils se porteront garants de leur collaborateur. Ainsi Gaston pourra-t-il, par Lisbonne, gagner la Grande-Bretagne, où lui viendront bien à point les efforts qu'il fait depuis des mois pour apprendre l'anglais à l'aide de disques de phonographe lesquels n'ont qu'un inconvénient, celui d'avoir été gravés au Canada. Grâce à l'accent de son anglais, notre héros aura, pendant tout son séjour dans l'île assiégée, la réputation d'appartenir au lointain Commonwealth.

Il n'a aucune intention de s'installer dans la bureaucratie d'émigration. Aussi, très rapidement, est-il volontaire pour des missions clandestines en Europe occupée, là où son destin l'attend.
Les techniques de parachutage lui sont enseignées en même temps que toute une série de méthodes de sabotage qui font qu'il se signale très tôt, aux yeux des responsables de l'action clandestine, comme un organisateur de qualité. Il se manifeste aussi comme un homme qui ne se laisse pas impressionner. Au cours de son entraînement d'agent secret, on a été jusqu'à le faire interroger par des Britanniques porteurs d'uniformes allemands et qui recouraient aux méthodes allemandes de brutalité pour essayer d'impressionner - ils n'y parvinrent pas - le candidat parachutiste.

Aussi est-il décidé que Gaston, devenu ‘’Valérie’’, serait le chef d'une mission intitulée «Andromaque» dont l'importance mili-taire et politique devait être capitale. Il s'agissait, en effet, de porter au «Front de l'Indépendance» et à la branche armée de cette organisation de résistance les «Milices Patriotiques» des armes et un certain enseignement technique dans le domaine du sabotage.

On a longtemps dit que le gouvernement de Londres, comme d'ailleurs aussi les services alliés qui contrôlaient la résistance continentale, manifestait de grandes faiblesses pour les organisations paramilitaires - de droite, dirait-on aujourd'hui -, et que tout ce qui, de près ou de loin, apparaissait réformiste, révolutionnaire ou communiste, et tel était bien le cas des «Milices Patriotiques», était mis à la portion congrue.

«Andromaque» dément, par l'importance qui lui est accordée, pareille accusation. ''Valérie'' doit être mis à la tête d'une équipe qui comportera deux ''pianistes'' et trois ou quatre instructeurs dans le sabotage, l'action clandestine, les communications, etc.
C'est là une opération non négligeable, qui n'en a pas eu beaucoup de pareilles.

La mission «Andromaque» ne se fera pas. Le destin en a décidé autrement, et c'est dans l'échec que l'héroïsme de Gaston Masereel va se manifester.

Nous sommes dans la nuit du 2 au 3 juin 1944. Faut-il rappeler que toute l'Angleterre est, alors, plongée dans le black-out, que des centaines de milliers d'hommes dorment dans leurs véhicules, le long des routes ou dans les ports, parce que la plus grande Armada de l'histoire va tenter, le 4, le 5 ou le 6, le débarquement de Normandie. La décision sera prise au dernier moment, par le Commandant en chef seul, le général Eisenhower. Le temps exécrable obligea à reculer le moment jusqu'à la limite des possibili-tés offertes par les marées. Le 6 juin 1944 sera, on le sait, le jour le plus long de notre temps.
Dans la nuit pluvieuse et froide du 3, un Halifax, gros bombardier quadrimoteur. embarque ''Valérie'', ''Filot'' et ''Steno''. On peut mesurer à ce choix l'importance que les états-majors de la guerre secrète accordent à la mission «Andromaque» ''Filot'' et ''Steno'' sont des récidivistes. L'un et l'autre ont déjà accompli une mission en pays occupé et rejoint la Grande-Bretagne par les dangereuses voies clandestines des Pyrénées. A l'un comme à l'autre cette fois, le destin sera cruel.
Ils ne retrouveront le sol du continent occupé que dans la carlingue en feu d'un bombardier abattu. Et son couvent de Rochefort ne reverra pas le Père Dominique, qui s'est sans doute présenté à saint Pierre sous sa coverstory de ''Steno''.

Les trois agents belges doivent être parachutés dans la région de Flobecq, qu'ils connaissent bien les uns et les autres. Et voici qu'un premier hasard va jouer dans le destin de Gaston Masereel. Sans attendre que l'appareil soit au-dessus du lieu de parachutage, le dispatch, c'est-à-dire l'officier de bord qui est responsable du saut des agents, a déposé les bagages et l'accrochoir des parachutistes comme si le saut était imminent. Deuxième hasard : Gaston n'a voulu se séparer, ni d'un petit bidon d'huile qu'il porte suspendu autour du cou et dont le double fond contient des monnaies émises par différents pays et qui peuvent être utiles en cas d'évasion, ni de sa valise dont l'armature recèle des codes microfilmés avec des instructions destinées aux «Milices Patriotiques». Tout cela va se retrouver.

Le bruyant Halifax survole la Manche, essaie ses mitrailleuses. Nos trois hommes, seuls dans la carlingue parce que le dispatch a participé à l'essai de l'armement, sentent subitement la carlingue se dérober sous eux. L'avion géant fait de l'acrobatie. Il essaye de toute évidence d'échapper à une attaque. Gaston, subitement, sent de légères douleurs dans le cou. Quand il y porte la main, c'est pour sentir que le sang coule de deux blessures qu'il a dans la nuque. Mais il n'a pas le temps d'y réfléchir davantage. Un coup beaucoup plus fort, qu'il reçoit au crâne, le fait tomber en avant avec le sentiment que la mort est là. L'avion a pris feu. Un éclat d'obus est entré dans le crâne et a écrasé l'oreille droite du parachutiste. Sa chevelure, qui a pris feu, lui reste dans la main lors-qu'il se tâte le sommet de la tête.
Il est inconscient ; il a un œil fermé par le sang qui se caille, un doigt arraché. Il respire difficilement, parce que son nez pend d'un côté de son visage.
Heureusement que les préparatifs de saut avaient été exécutés prématurément. Gaston a assez de force pour sauter.

Lorsqu'il reprend ses sens, il est dans une eau peu profonde. Il ouvre le seul œil dont il peut encore disposer, pour rechercher d'où vient le râle qu'il entend à côté de lui et qui l'a réveillé. Il s'aperçoit qu'il a perdu ses lunettes ( «en touchant mon visage entièrement brûlé, j'avais l'impression de mettre les doigts dans une motte de beurre à moitié fondu »). Mais il a encore son pistolet. Dans l'espoir d'alerter ses compagnons, il vide son chargeur en l'air. Il a décidé de réserver la dernière balle pour lui-même. Mais, dans sa demi-inconscience, il est incapable de contrôler les balles de son arme. Le râle - il l'entend, il en souffre désormais - sort de sa propre poitrine aux côtes brisées. Il se débarrasse de son parachute et tire de la poche de sa combinaison un paquet de pansements avec lequel il essaye de se bander la nuque, tout en jetant à l'eau chargeur et cartouches dont sa main meurtrie et raidie ne lui permet plus de se servir. Il cherche à savoir s'il est tombé dans l'eau de la mer ou dans l'eau d'un étang. Il porte de l'eau à ses lèvres, mais sa bouche pleine de sang ne lui permet pas de repérer si elle est salée ou non.
En réalité, à quelques secondes prés, Gaston aurait connu le sort de ses compagnons. Tombé au sol, il se serait écrasé sur la plage. Tombé un peu plus tôt, il n'eût pas échappé à la noyade.
Gaston ignore que tous ses compagnons sont morts. Il ne vaut guère mieux. Pendant combien de temps restera-t-il couché, saignant de partout, les côtes cassées ?

L'aube commence à blanchir le ciel lorsqu'il entend près de lui le halètement d'un moteur. Quelqu'un l'interpelle en anglais : ''Hello ! boy, hello ! boy ''. Le blessé demande où il est. Et il entend les occupants du canot se dire l'un à l'autre, dans un allemand fort approximatif, que le blessé se croit en Angleterre. Ils le hissent dans leur embarcation.
Gaston saura plus tard qu'il a été repêché par des soldats arméniens, engagés dans la Wehrmacht par anti-bolchevisme ! Ce nouveau hasard aura deux conséquences. La première est qu'il ne sera pas maltraité dans les heures qui vont suivre, la seconde est que la suite de ce récit ne lui vaudra pas d'être immédiatement assassiné comme il eût été assez normal que cela advienne.

Tandis que les quatre hommes du bateau jettent le moribond au fond de l'embarcation et que l'un d'eux lui donne un coup de pied, découvrant qu'il a affaire à un aviateur anglais, une sorte de sursaut, qui surprendra pas mal de médecins dans les mois qui vont venir, fait que Gaston se redresse. Sans même toucher au poignard qu'il a encore à la ceinture, aveugle, le nez arraché, les côtes brisées, un doigt perdu, il étrangle tout simplement le soldat le plus proche de lui. Quand les deux autres se lèvent, il réussit, appliquant les leçons qu'il avait reçues dans les camps d'entraînement britannique, à les jeter à l'eau et à les frapper à la tête avec la matraque dont l'un d'eux s'était emparé pour l'assommer.
Le quatrième occupant du bateau n'osait pas se servir de l'arme qu'il avait en mains de peur de blesser l'un de ses camarades. Cela va permettre à Gaston de lui faire une prise de judo, au moment où il se redresse pour viser. Le bras cassé, le soldat tombe à l'eau. Gaston va tuer tous ses agresseurs à l'aide du pistolet de l'un d'entre eux, retrouvé à tâtons dans l'embarcation.

Qui croirait cette incroyable histoire ?
Elle figure dans les dossiers de l'instruction menée par la police allemande. Elle a été recoupée par l'enquête que conduira presque clandestinement l'autorité municipale néerlandaise.

Gaston a cru un moment qu'il pourrait s'emparer du bateau et rejoindre la Grande-Bretagne. Mais il ne sait ni où il est, ni comment faire. Avec le reste de son rouleau de pansements, il va caler le gouvernail de l'embarcation vers l'horizon où il ne semble pas y avoir de rivage. Il bloquera la manette des gaz de la même manière. La barque s'éloigne, vide et tragique. Le parachutiste se traîne alors vers des ombres qui, dans l'aube qui monte, lui apparaissent sur un rivage qu'il atteint effectivement, avant de perdre connaissance. On le secoue pour lui apprendre qu'il est en Hollande.

Le Halifax est tombé tout près du village de Stavenisse, où il ne reste que trente habitants sur les mille soixante-dix que la commune comptait avant l'évacuation. Les neuf occupants du bombardier sont morts. Les hommes qui accueillent Gaston sur le rivage sont, eux aussi, des Arméniens pour qui il ne fait pas de doute que la fin de la guerre est proche et que leur aventure va rebondir. Ils hissent le blessé dans un camion où Gaston s'évanouit une nouvelle fois, la tête sur les genoux d'un feldgrau.
Lors-qu'il se réveille, le camion est entouré d'une foule hollandaise qui veut acclamer et saluer l'aviateur anglais abattu. On lui donne du lait. De civière en camion et d'infirmerie en salle de radiographie, l'escorte conduit ''l’anglais blessé'' jusque derrière les portes de la prison de Vucht.

''Valérie'' est aux mains de l'ennemi. Mais dans quel état ! Et que se passera-t-il quand seront découverts les corps des quatre noyés ? Toujours sans lunettes - on lui en refusera avec constance - notre parachuté va bientôt découvrir que, dans les heures qui ont suivi le drame, il est devenu intégralement sourd. A l'infirmerie de Vucht, heureusement, se trouvent deux
médecins belges, prisonniers eux aussi. Le docteur Jodogne, qui sera par la suite échevin de Schaerbeek, et le docteur Delaunois prodigueront au blessé des soins qui le ramèneront à la vie contre toute probabilité médicale. Gaston est l'objet d'interrogatoires serrés. Il peut difficilement se maintenir dans son rôle d'aviateur anglais parce que, on l'a dit déjà, tout au long de ce drame, il s'est cramponné par une sorte d'instinct professionnel à sa valise dont le double fond n'a pas résisté longtemps à la fouille, et à son bidon d'huile dont la nature véritable s'est révélée tout aussi rapidement.

''Valérie'' sait qu'il n'y a plus hélas de risque de confrontation. Ses compagnons sont morts. Son cerveau fatigué crée toute une histoire à laquelle pendant plusieurs semaines d'interrogatoires il va se cramponner. Le gouvernement belge de Londres l'a chargé, assure-t-il, d'aller sonder sur ses intentions le Dr. Borginon. Notre parachuté a eu cette idée parce qu'au moment de quitter Londres, il a trouvé dans un journal venu du pays occupé une photo du politicien ''flamingant'' dont les intentions politiques pour l'après-guerre restent mystérieuses. Les Allemands n'ont jamais cru à cette fable. Pour eux Borginon était un traître au service de l'Angleterre. Ils ont affirmé à ‘''Valérie'' qu'ils l'avaient fusillé. Ce qui est faux.

Il est peut-être utile de suspendre un instant ce récit pour rappeler au lecteur que nous sommes dans les jours et les semaines qui ont suivi le débarquement. La machine de guerre allemande, jusqu'alors parfaitement huilée, grippe, la débâcle est proche, la retraite est là. Finalement, usant des traumatismes crâniens subis, s'évanouissant à point et faisant l'amnésique, notre homme se trouve un jour appelé au greffe de la prison et habillé de vêtements qui ne sont pas les siens. Il y a deux mois qu'il est vêtu d'une chemise qui n'a pas été changée et qu'il n'a plus été à même de se laver véritablement.
On lui met aux pieds des sabots, dont l'un est tellement petit que seuls ses orteils peuvent y entrer, et on le traîne entre quatre gardiens militaires vers le corps de garde d'où il sera conduit à la prison de Saint-Gilles à Bruxelles.

Dans son rapport, le chef de la mission «Andromaque» dit qu'il découvrait le paradis. De l'avis de la plupart des pensionnaires de Saint Gilles, c'était, au contraire, une mauvaise prison !
En vérité, Gaston était le jouet d'une administration qui se déglingue.
Nous sommes à la fin août. Le médecin de Vucht, le docteur Delaunois, a réussi, le jour du départ du parachuté, à lui glisser dans l'oreille que les troupes alliées progressaient fortement dans le nord de la France.
Il faut dire, d'ailleurs, que c'est probablement aussi au calendrier qu'il faut attribuer le miracle par lequel le blessé n'a jamais été brutalisé pour parler. Seul le secret le plus absolu était employé pour l'empêcher de recouper ou rectifier ses récits aux divers interrogateurs.

Quelques jours après son arrivée à Saint Gilles, au cours d'un interrogatoire, Gaston est confronté avec son frère qu'il reconnaît tout aussitôt. L'autre resta interloqué. Depuis la chute du Halifax, Gaston ignorait à quoi pouvait ressembler un homme qui, comme lui, avait été ''recousu'', ''reconstitué''. Désormais, il le sait

Le 2 septembre 1944, vers 4 h du matin - les troupes alliées sont à Douai - tous les pensionnaires de Saint Gilles sont transférés à la gare de Bruxelles-Midi et entassés dans des wagons à bestiaux qui doivent les entraîner dans le flot de la déroute allemande. Tant d'autres ont connu ce sort, qui ont atteint les camps d'extermination et ne sont pas revenus après le dernier hiver de guerre, ou qui ont été massacrés dans les bombardements de la débâcle.

L'histoire de Gaston se confond ici avec celle qui est entrée dans les récits de guerre sous le nom d' ''affaire du train fantôme''.
Le train des condamnés a bien quitté Bruxelles-Midi. Mais le désordre des transports va permettre leur salut. Il faut, dans ces semaines où le front se rapproche, quatre heures pour aller de Bruxelles à Anvers.
Les cheminots, aux aiguillages, dans les cabines, et sur les locomotives, ont décidé que le train des prisonniers ne partirait pas. Emmené, ramené, détourné entre Malines, Gand et Bruxelles. le train fantôme reviendra à la gare auxiliaire de la ''Petite île'' à Bruxelles le dimanche 3 septembre. Les troupes alliées et la brigade Piron sont dans la capitale. Les portes de la liberté s'ouvrent devant ceux qui étaient partis vers la mort.

Au début de cet après-midi, Gaston Masereel est conduit chez un médecin qui le met immédiatement en observation à l'hôpital Saint-Pierre. Le 15 septembre il pourra poursuivre sa convalescence dans une Belgique redevenue libre.
Et expliquer une fois, dix fois, cent fois, avec un regret qui ne le quittera pas jusqu'à la fin de sa vie, pourquoi il n’avait pas pu remplir la mission qu’il avait acceptée

( Source bibliographique : ''Histoires de Résistants'' par William Ugeux )
 
 
Note: 5
(1 note)
Ecrit par: prosper, Le: 28/05/11


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